Lot n° 75
Sélection Bibliorare

POIVRE Pierre (1719 1786)

Estimation : 8 000 - 10 000 EUR
Adjudication : Invendu
Description
Missionnaire, administrateur colonial, horticulteur, botaniste.
Mémoire sur la Cochinchine [1744] (p.1 à 21). Rare copie manuscrite d'époque XVIIIe faite après 1750 du mémoire rédigé par Pierre Poivre à Canton en 1744 et présenté à la Compagnie des Indes en1748
Ce mémoire est complété par un texte postérieur sans nom d'auteur intitulé Observations sur ce mémoire, par un Capitaine Portugais dans lequel ce capitaine fait part de ses remarques* (p.21 à 26).
In-folio (31,5x 20,8 cm) de14 ff. non chiffrés reliés par deux rubans bleus formant 1page (titre),1 page blanche, 25 pages et 1quart avec additions et corrections écrites à l'encre noire (sur papier vergé filigrané Pro Patria).
Pierre Poivre a rédigé son Mémoire sur la Cochinchine à Canton en 1744, quelques semaines avant de s'embarquer pour son retour en France sur le vaisseau Le Dauphin. Mais bien des événements allaient le retarder en chemin. En 1745 Poivre est capturé par les anglais après un combat naval dans lequel il perd son bras droit, puis il est emprisonné à Batavia. Libéré il se rend au Siam puis à Pondichéry (1746).
Là il fait la connaissance de La Bourdonnais en compagnie de qui il navigue plusieurs mois sur sa route de retour en France. Ce n'est qu'à l'été 1748 qu'il soumet à la direction de la Compagnie des Indes un projet d'établissement commercial en Cochinchine documenté par son Mémoire sur la Cochinchine rédigé quatre ans plus tôt. Son projet agréé, Poivre est missionné par la Compagnie des Indes pour le mettre en oeuvre. C'est à bord du Machault qu'il aborde en Cochinchine le 29 aôut 1749, sa mission l'y retient jusqu'au 10 février 1750.
Poivre allait encore demeurer longtemps dans l'océan indien puisqu'une seconde mission l'attendait: briser le monopole hollandais sur les deux épices les plus recherchées, le girofle et la muscade. C'est à cette mission que cet illustre Lyonnais a attaché son nom.
Le Mémoire sur la Cochinchine de Poivre fut archivé par la Compagnie des Indes en plusieurs exemplaires avec d'autres documents relatifs à la Cochinchine. Le manuscrit original rédigé à Canton en 1744, le seul de la main droite de Poivre qu'il devait perdre est intitulé Mémoire touchant à la Cochinchine.
Il est détenu par la famille Pusy La Fayette qui compte Pierre Poivre parmi ses ancêtres célèbres. Les copies manuscrites du Mémoire sur la Cochinchine rédigées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle sont d'une extrême rareté, destinées alors à un cercle réduit de lecteurs, on n'en connait qu'un tout petit nombre dans des collections publiques et privées. Notre copie datée 1744 (p.3) a été rédigée au plus tôt en 1750 puisqu'il y est fait mention du Machault (p.23). Le Mémoire sur la Cochinchine n'a jamais été publié du vivant de Poivre. Une transcription tronquée de son texte, sans aucune mention de nom d'auteur a été publiée à la fin du XVIIIe siècle en 1791 dans le livre de l'abbé Rochon Voyage à
Madagascar et aux Indes Orientales.
*Ce capitaine portugais est très probablement le capitaine du vaisseau le Saint-Louis, un armement portugais de Macao (enclave portugaise sur la côte chinoise), le seul vaisseau européen à se rendre en Cochinchine chaque année dans ces années-là. Le Saint-Louis et le Machault furent plus de 15 jours durant ancrés côte à côte, les subrécargues et capitaines des deux bâtiments eurent donc bien le temps de s'entretenir et il est probable que c'est le sieur Laurens, subrécargue du Machault, qui aura recueilli les remarques des Portugais au sujet du Mémoire de Poivre. A son retour en France Laurens rendit compte à la compagnie de sa mission (on a le journal qu'il a tenu), il dut en même temps remettre à la Compagnie les observations du Portugais qui furent alors archivées avec le Mémoire de Poivre dont elles étaient le commentaire. On doit se situer en 1751. C'est alors que dut être rédigé notre manuscrit, une recopie de deux documents des archives de la Compagnie des Indes.
Note de Jean-Paul Morel
Le Royaume de Cochinchine a environ 150 lieues de longueur depuis les 11 degrés, jusqu'au...Il a au nord le Tonkin, au sud le Ciampa et le Cambodge, à l'est la mer, à l'ouest les sauvages nommés
Kemouy et le royaume de Laos. Dans la plus grande largeur la Cochinchine n'a que 12 à 15 lieues. Elle se divise en 11 provinces dont quatre sont au nord. Savoir Dinhcat, Quambing, Dingnoi et Hué qui est la province royalle et qui prend son nom de la capitale. Les sept provinces au sud sont Cham, Quangnhia,
Quinhin, Fouyen, Fanriphanrang, Natlang et Dounay. Cette dernière a été nouvellement conquise sur le
Cambodge. La plus belle de toutes les provinces, c'est celle de Hué, où est la ville Royalle: c'est là que les
Rois de la Cochinchine ont établi leur séjour depuis environ 60 ans qu'ils se sont séparés du Tonkin. La ville royalle n'a pas d'autres ornemens que les palais du Roi et les pagodes le reste est assez pauvre et mal bâti.
Elle est située sur une belle et grande rivière, autrefois assez profonde pour pouvoir porter les plus grands vaisseaux, mais depuis un affreux déluge arrivé dans le pays, il y a cinq ou six ans, il s'y est formé des bancs de sable qui en ont fermé l'entrée au grands bâtimens. Toute la ville est coupée de canaux à la façon chinoise pour faciliter le transport des marchandises et pour la commodité d'un peuple assez nombreux,qui ne peut résister aux chaleurs de l'été sans se baigner deux ou trois fois par jour Le roi entretient,aux environs de son palais,12 à 15 mille hommes pour sa sureté et son service et près de 300 galères fort propres;elles servent en temps de guerre pour le transport des soldats;en temps de paix le Roi s'en sert pour voyager, car il ne sort guère autrement que dans sa galère. Celles qu'il a coutume de monter sont magnifiques et richement dorées, surtout celles de ses femmes dont une partie l'accompagne toutes les fois qu'il sort. Le Roi entretient outre cela plus de 400 éléphants instruits à faire la guerre; c'est dans le nombre de ces animaux que consistent les forces du royaume. Le gouvernement du pays est monarchique, le roi est le seul maître. Il gouverne tout le royaume avec le secours de quatre ministres dont deux s'appellent sa main droite ou Tha et deux sa main gauche ou Huan. Ce sont eux qui font tout [...] Le Roi d'aujourd'hui est le 9e qui gouverne la Cochinchine, depuis que ce royaume est séparé du Tonkin. C'est un grand homme de bonne mine, âgé d'environ 30 ans.
Jusqu'ici il n'avait pris que le titre de Chaua ou de Souverain, mais cette année 1744, il s'est déclaré lors de la 4e lune, Vua ou Roi [...] Les Cochinchinois comparés avec les Indiens sont braves et laborieux, ils ont le naturel simple et le coeur droit. Ils aiment la vérité et s'y attachent dès qu'ils la connaissent; ils sont pauvres et assez ignorans, polis entre eux surtout avec les étrangers. Ils font grand cas des Chinois à cause de leur belle doctrine, ils appellent leur Empire le Royaume de la Grande Clarté [...] Les Cochinchinois sont fort adonnés aux femmes; la polygamie est en usage parmi eux, ils ont pour l'ordinaire autant de femmes qu'ils en peuvent nourrir. Les lois leur donnent beaucoup d'autorité sur elles ainsi que sur leurs enfans. Celles qui sont convaincues d'infidélité sont condamnées à périr par les dents des éléphans [...] La religion est la même qu'en Chine; le peuple va aux pagodes de Foi et de Tchoua et les lettrés vont au temple de Confucius qui est leur maitre, ainsi que des Chinois. Aujourd'hui la religion chrétienne est libre et fait beaucoup de progrès, il y a des Princes et des Mandarins du premier ordre qui sont chrétiens. On peut compter dans le royaume 60 mille hommes, qui ont embrassé notre sainte religion. [...] Pour ce qui est du terrain cultivé, il est très fertile, tous les ans on y recueille double moisson de riz qui se donne presque pour rien. Ils ont abondamment tous les fruits de l'Inde, tels que sont les ananas, Letchy, Mangues, Jacques, Cocos, Oranges, Citrons, Bananes et autres qui sont particuliers au pays. Ils ont beaucoup de poivre, d'aréque et de béthel. L'aréque fait la grande richesse de plusieurs provinces qui en vendent tous les ans une grande quantité aux Chinois qui vont le chercher chez eux.
Ils ont beaucoup de coton dont ils ne savent pas faire de belle toile. Ils cultivent le murier et nourrissent des vers à soie qui leur fournissent abondamment de la soie. Ils en font de mauvaises étoffes et ne réussissent qu'à quelques satins [...] Ils ont sans contredit le plus beau sucre de l'Inde, cet article y attire tous les ans plusieurs sommes chinoises qui viennent en charger à Faifo pour Canton ou pour le Japon, où ils gagnent au moins 400 pour cent. Le sucre le plus beau se vend 4 quans le pie Cochinchinois; il se fait presque tout dans la province de Cham, tout près de Faifo [...] Quant à ce qui regarde le commerce du pays, il est vrai de dire que les Cochinchinois ne sont ni riches ni habiles commerçans. Jusqu'ici ils n'ont eu de commerce au dehors qu'avec les Chinois et les Japonnais, ceux-ci l'ont abandonné il y a près de 25 ans par ordre de leur Prince qui défendit à ses sujets de sortir de son royaume. La même défense a été faite en Cochinchine, c'est ce qui fait que les Cochinchinois sont réduits à se contenter des marchandises que les Chinois veulent leur porter. Il s'en faut bien que les marchands de ce pays-là soient aussi fins que les Chinois; ceux-ci n'ont pas grande peine à les tromper; aussi ils n'y manquent point. Les marchandises qui leur viennent de Chine sont de la
Toutenague, du cuivre rouge, jaune et blanc, du thé, de la porcelaine, des pièces de soie brochées, des drogues et médecines de toutes espèces comme rhubarbe, aristoloche, ginsin, grande chelidoine, épiceries et je ne sais combien de racines dont les Chinois trouvent bon débit. Ils portent outre cela beaucoup de papier grossier qui sert à la sépulture des morts, du papier coloré et doré pour les pagodes et sacrifices, un peu de papier blanc de Nankin. Outre cela toutes sortes de peintures, du vermillon, de l'azur, de l'orpin, des toiles de chanvre et de coton.Il y a surtout les sommes d'Haynam qui viennent chargées de terrailles,de toutes sortes de vases et ustensiles de cuisine dont ils ont un prompt et très avantageux débit [...] Les marchandises que les chinois tirent de la Cochinchine,sont l'or,l'ivoire, du bois d'aigle, le sucre candi,l'aréque, du bois pour la teinture et pour le placage, du poivre, du musc, certaines espèces de poissons salés,des nids d'oiseaux,des drogues que les cochinchinois tirent des montagnes comme cornes de Rhinocéros, gommegutte, etc...Les sommes de Siam prennent en retour de l'or, du sucre,des chevaux, ces animaux sont à très bon marché en Cochinchine. Voici comment les Chinois font leur commerce dans ce pays-là. Dès qu'ils arrivent à la vue du port, ils trouvent des pilotes Cochinchinois qui les introduisent, ces pilotes sont gens du Mandarin, ils ont ordre de se tenir toujours prêts à faciliter aux étrangers l'entrée du port. Après avoir mouillé, le capitaine avec quelques officiers va à la cour porter une liste générale de toutes les marchandises et en même temps les présents qu'il doit faire au Roi. Il faut remarquer que dans ce pays-là, toutes sortes de contrats se commencent et se terminent par ces présents, il est de conséquence d'en avoir qui puissent plaire, parce que s'il est content il exempte le vaisseau du droit d'ancrage [...] Si l'on se déterminait à envoyer en Cochinchine un vaisseau européen, il faudrait comme j'ai dit ci-dessus porter des présents pour le Roi sans quoi on courrait risque d'être mal reçus. Or les présents convenables qui plairaient infiniment au Roi seraient par exemple des glaces, horloges, pierreries, pièces de brocard, ouvrages curieux de cristal, quelques ouvrages d'optique comme lanternes magiques, cylindres, prismes, télescopes etc...Soit de mécanique, comme orgues qui jouent seules etc...des tapisseries de laine, des tapis. Voilà à peu près ce qui plairait infiniment au Roi. C'est un Prince fort curieux et de bon gout, il aime les choses d'Europe et sait préférer les plus utiles aux plus agréables. Les présents aux mandarins doivent être de moindre valeur, quoique à peu près dans le même genre et doivent être distribués suivant la dignité d'un chacun. On s'exposerait à se faire des ennemis si dans la distribution des présents on venait à égaler deux mandarins d'un ordre différent. Outre les avantages que les Colonies de
France peuvent tirer du commerce de ce pays-là, soit en y allant charger pour la côte, soit pour la Chine, où il y aurait des profits considérables à faire. On peut encore trouver en Cochinchine des avantages d'un autre genre qui paraitront plus précieux et plus réels à quiconque connait le vrai bien d'une colonie et ce qui peut lui être utile. Outre le commerce on pourrait en rapporter des hommes et des hommes ouvriers pour le sucre et la soierie. On pourrait en transporter des laboureurs, des charpentiers etc...ce dernier avantage me parait d'assez grande conséquence pour mériter attention. Je ne prétends point par ce court mémoire donner une idée juste et assez détaillée de tout ce qui regarde la Cochinchine, Je ne fais qu'indiquer légèrement ce qui est le plus nécessaire de faire si on veut y ouvrir un commerce [...]
On trouve ce Mémoire de Poivre dans deux fonds d'archives accessibles:
- Aux Archives Nationales, sous la cote Col C / 1 / 1
Deux copies intitulées: « 1744 - Mémoire sur la Cochinchine ». Ce manuscrit est suivi de « Observation sur ce Mémoire par un capitaine portugais ». L'ensemble des manuscrits détenus sous cette cote ont fait l'objet d'une publication: Mémoires divers sur la Cochinchine par Henri Cordier in Revue de l'Extrême-
Orient, 1883, t3.
- A la Bibliothèque centrale du Muséum d'Histoire Naturelle de Paris, cote Ms 41, f°1-23
Le mémoire de Poivre est inséré dans un autre mémoire: Mémoire sur le commerce de Cochinchine 12
Juillet 1748 [par M. de Montaran, Commissaire du Roi].
Ecrits de Pierre Poivre
Voyages d'un philosophe ou observations sur les moeurs et les arts des peuples de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique. Par Pierre Poivre (de très nombreuses éditions à compter de 1766, traductions en anglais, allemand, etc.
Edité à compter de 1797 avec d'autres textes sous le titre OEuvres complètes de Pierre Poivre.) - Un manuscrit inédit de Pierre Poivre: Les mémoires d'un voyageur. Par Louis Malleret. Edition E.F.E.O, Paris 1968
Biographies
Notice sur la vie de M. Poivre, chevalier de l'Ordre du Roi, ancien Intendant des isles de France & de Bourbon [par
P. S. Dupont de Nemours], Paris, 1786 -Pierre Poivre par Louis Malleret Editions: Ecole Française d'Extrême-Orient,
Paris 1974 -Sur la vie de Monsieur Poivre - Une légende revisitée. par Jean-Paul Morel, autoédition, juin 2018
Site web
Pierre Poivre & Compagnie: http://www.pierre-poivre.fr
Remerciements à Mr Jean-Paul Morel, biographe et descendant de Pierre Poivre, pour son aide précieuse sur l'histoire du manuscrit.
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