Lot n° 141

GAUGUIN Paul (1848 - 1903) — L.A.S. «Paul Gauguin», [Papeete] Novembre 1895, à Daniel de MONFREID ; 4 pages in-4 (petites taches).

Estimation : 10000 - 12000
Adjudication : 14 300 €
Description
♦ Extraordinaire lettre sur son installation à Papeete, sa vie amoureuse, son travail, ses finances et sa famille.
«Mon cher Daniel À l'heure où je reçois votre aimable lettre je n'ai pas encore touché un pinceau si ce n'est pour faire un vitrail dans mon atelier. Il m'a fallu rester à Papeete en camp volant, prendre une décision ; finale­ment me faire construire une grande case tahitienne dans la campagne. Par exemple c'est superbe comme exposition à l'ombre, sur le bord de la route et derrière moi une vue de la montagne épastrouillante. Figurez-vous une grande cage à moineaux grillée de bambous avec toit en chaume de cocotier, divisée en deux parties par les rideaux de mon ancien atelier. Une des deux parties forme chambre à coucher avec très peu de lumière pour avoir de la fraîcheur. L'autre partie a une grande fenêtre en haut pour former atelier. Par terre des nattes et mon ancien tapis persan. Le tout décoré avec étoffes, bibelots et dessins. Vous voyez que je ne suis pas trop à plaindre pour le moment. Toutes les nuits des gamines endiablées envahissent mon lit ; j'en avais hier trois pour fonctionner. Je vais cesser cette vie de patachon pour prendre une femme sérieuse à la maison et travailler d'arrache pied, d'autant plus que je me sens en verve et je crois que je vais faire des travaux meilleurs qu'autrefois. Mon ancienne femme s'est mariée en mon absence et j'ai été obligé de cocufier son mari, mais elle ne peut habiter avec moi, malgré une fugue de 8 jours qu'elle a faite. Voilà l'endroit de la médaille ; l'envers est moins rassurant. Comme toujours quand je me sens de l'argent dans la poche et des espérances je dépense sans compter, me fiant à l'avenir et à mon talent, puis j'arrive vite au bout du rouleau. Ma maison payée, il va me rester 900 F et je ne reçois de France aucune nouvelle ce qui me fait un peu peur. Quand je suis parti, Lévy devait m'envoyer 2600 que me devait le café des variétés. Avec d'autres créances il m'est dû en tout 4300 F, je ne reçois pas même de lettre. Vous êtes comme toujours le premier qui pensiez à moi et je vous en suis bien reconnaissant. Au reçu de ma lettre voyez Lévy [...] et dites-lui que je suis très inquiet et de mon argent et de mes affaires de tableaux chez lui. Si vous êtes à Londres, écrivez à Mollard. On me dira : Pourquoi allez-vous si loin - Mais quand je suis absent tout près comme en Bretagne par exemple c'est la même chose. Vous voilà donc décorateur et à Londres j'en suis très heureux pour vous. Si vous pouvez faire un voyage productif en tous cas intéressant. Je vois dans votre lettre que vous avez été dans le midi et que vous vous êtes occupé de divorce. Mais vous ne me dites pas comment cette affaire s'est terminée. Que d'ennuis on se crée fatalement avec le mariage cette stupide institution. Et je vois que Mailhol [MAILLOL] est dans le train : je lui souhaite bonne chance. Mais j'ai peur pour lui et ce serait dommage car c'est une bonne âme et un artiste. Voyez ce que j'ai fait du ménage : j'ai filé sans prévenir. Que ma famille se démerde toute seule car s'il n'y a que moi pour l'aider !!! Je compte bien finir mon existence ici dans ma case parfaitement tranquille. Ah oui, je suis un grand criminel qu'importe. Michel-Ange aussi et je ne suis pas Michel-Ange !»... Lettres de Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid (Crès, 1918), XIX.
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