Lot n° 140

GAUGUIN Paul (1848 - 1903) — 5 L.A.S. «Paul Gauguin», [1891 - 1894], à SA FEMME METTE ; 19 pages et demie in-8 (quelques petites fentes aux plis).

Estimation : 40000 - 50000
Adjudication : 45 500 €
Description
♦ Exceptionnel ensemble de cinq lettres à son épouse Mette, de Paris et Pont-Aven.

– [Paris février 1891]. [Gauguin se prépare à partir en Océanie et compte pour cela sur la vente publique de ses tableaux organisée le 22 février à Paris]. Il remercie Mette d'avoir pensé à lui pour les fêtes de Noël.
«Voilà longtemps que cette habitude a cessé, soit pour ma fête soit pour notre anniversaire de mariage. Enfin soit ! Tu sais ce que tu veux. Nous ne devons plus nous revoir ? ta lettre semble non seulement l'indiquer mais l'espérer. J'ai assez à lutter pour mon art sans encore me tuer à petit feu dans des luttes de ménage. J'ai la conviction d'avoir fait mon devoir. D'ici quelque temps tu recevras des journaux qui t'indiqueront la place que j'ai prise en art et doit me donner dans quelques années de la sécurité. L'état m'achète deux tableaux ce qui va faciliter mon voyage en Océanie». Sa femme lui reprochant d'être «aventureux», il réplique qu'il ne part pas pour coloniser mais pour «vivre et travailler à des tableaux. Je ne serai pas sur place dans le centre du mouvement ! Il me semble que le résultat dont j'ai à me féliciter aujourd'hui est contraire au mouvement général. Je ne suis pas les autres, on me suit». Il déplore la sècheresse de leurs rapports : «J'espère que les enfants comprendront un jour mieux que toi ce que vaut leur père»...
– [Paris, 24 mars 1891. Peu de temps avant son départ pour Tahiti, au lendemain du banquet organisé en son honneur et présidé par Mallarmé].
«Mon adorée Mette Adoration bien souvent pleine d'amertume ! [...] Je sais combien est dur le présent pour toi, (et pour moi, seul je le sais) mais cependant l'avenir est sûr et je serai heureux bien heureux si tu veux le partager un jour. À défaut de passion matérielle ne pouvons nous avec des cheveux blancs entrer dans une ère de paix et de bonheur spirituel, entouré des enfants de notre chair à tous deux» ; il regrette que sa belle-famille entretienne leurs mauvaises relations. Puis il rapporte le succès du banquet de la veille : «Nous avons bien dîné 45 personnes autour de moi peintres et littérateurs sous la présidence de Mallarmé. Des vers des toasts et des chaleureuses déclarations envers moi. [...] Dans trois ans j'aurai de quoi, je t'assure, frapper un grand coup qui nous permettra de vivre toi et moi à l'abri du besoin. Tu te reposeras et je serai seul à travailler. Tu comprendras peut-être un jour quel homme tu as donné pour père à tes enfants ; j'ai l'orgueil de mon nom que je veux faire grand et j'espère, je suis sûr même que tu ne le saliras pas. Même si tu rencontres un brillant Capitaine». Il lui demande de veiller à ses fréquentations quand elle viendra à Paris, et lui recommande de s'adresser à Charles Morice dont il donne l'adresse. «Je viens d'avoir du gouvernement une mission libellée en de tels termes que là-bas je puis disposer de tout le personnel de la marine hôpital etc... J'ai en outre l'engagement par l'état d'acheter une toile 3000 F à mon retour. [...] Allons adieu, chère Mette chers enfants aimez-moi bien et à mon retour nous nous remarierons. C'est donc un baiser de fiançailles que je t'envoie aujourd'hui»...
– [Marseille 1er avril 1891]. Adieux avant son premier départ pour Tahiti. Il lui écrit «une demi-heure avant de prendre le bateau à Marseille», et la remercie de sa bonne lettre remise par Charles Morice : «une des rares bonnes que tu as écrites depuis plusieurs années. Oui j'ai confiance dans l'avenir, et tu t'apercevras un jour que j'ai eu raison de partir [...] ce n'est pas pour mon plaisir mais pour notre avenir». Il suggère à Mette de venir à Paris et de travailler comme traductrice pour les éditions Hetzel avec l'aide de Morice. «Tu verras en outre mon exposition sculpture au Champ de Mars», où il est entré «par invitation expresse», ce qui est de bon augure pour le futur : «il faut beaucoup - beaucoup travailler dans les arts pour arriver quand on est un artiste original et révolutionnaire». Il embarque, et embrasse Mette : «Aimes-moi un peu plus qu'une Danoise et au revoir, dans 3 ans»...
– [Paris novembre 1893. Après son retour de Tahiti, et l'exposition chez Durand-Ruel en novembre 1893 où Gauguin présentait son travail polynésien].
Souffrant d'un rhumatisme de «toute l'épaule droite jusqu'à la main», il avoue n'avoir pas eu «grand courage à quoi que ce soit. Mon exposition en effet n'a pas donné ce qu'on aurait pu espérer mais il faut être juste, j'avais mis des prix très élevés 2 et 3000 F en moyenne. Chez Durand-Ruel je ne pouvais faire autrement eu égard aux prix des Pissarro, Monet, etc... Cependant beaucoup de personnes ont demandé jusqu'à 1500. Que veux-tu il faut savoir attendre [...] Le point important c'est que mon exposition a eu un succès énorme d'artiste voir même une fureur soulevée chez tous les jaloux. La presse a été pour moi ce qu'elle n'a jamais été pour personne c.a.d. excessivement raisonnée et élogieuse.
Je suis actuellement pour beaucoup de personnes le plus grand peintre moderne ». Il ne pourra pas, comme le propose Mette, aller au Danemark, cloué à Paris par son « énorme travail », des visites d’éventuels acheteurs, et par la préparation d’« un livre de mon voyage qui me donne beaucoup de mal [Noa-Noa], et « cette maudite lutte d’argent »… Il suggère à Mette, pour l’été, de « louer sur la côte de Norwège une maison de paysans où j’irai travailler où tu viendrais me rejoindre avec les enfants pendant toutes leurs vacances »… Il voudrait racheter ses tableaux qui sont chez Brandus [en fait Edvard Brandes, beau-frère de Mette, qui lui avait cédé plusieurs tableaux laissés par Gauguin au Danemark] ; il en demande la liste avec les prix. Il laisserait volontiers à Brandes des Guillaumin et le Mary Cassatt, mais tient à avoir « le Manet le Degas les Pissarro et les Cézanne », qu’il revendra ensuite avec Portier. Il donne son adresse « 6 Rue Vercingétorix », et prie Mette de faire faire « la photographie de mon portrait par Carrière : j’ai plusieurs personnes qui m’ont demandé un portrait ».
– Pont-Aven, [septembre 1894]. Retour à Pont-Aven après Tahiti. « Notre correspondance est en effet difficile vu les écarts énormes entre tes lettres et les miennes ce qui te permet de ne jamais répondre à ce que je demande. Enfin aujourd’hui par suite des épreuves je suis habitué à tout. Je me demande quelquefois pourquoi j’ai quitté ce charmant pays où relativement j’étais tranquille pour revenir en France où je suis plus isolé et si fâcheusement éprouvé. J’ai manqué d’être tué à Concarneau il y a déjà 4 mois de cela et après d’atroces souffrances, le pied brisé, ce qui a beaucoup ruiné ma santé, je reste boiteux et incapable de sérieusement travailler d’ici 2 mois. D’un autre côté je ne vends rien : Van Gogh n’est plus là et je n’ai aucune maison qui s’occupe sérieusement de moi ; enfin j’espère que cela viendra. Tu vois que pour le moment je ne peux rien faire et sans le peu d’argent de mon oncle je serais encore plus dans la misère qu’autrefois. Mais tu as là-bas une provision d’oeuvres de moi avec lesquelles tu arriveras peut-être à faire de l’argent : je n’ose croire que tout soit vendu. […] Je reste à Pont-Aven jusqu’au 1er Décembre ». Puis il parle des démarches pour la naturalisation des enfants…

— On joint une enveloppe autographe adressée à Carl Siger à Paris, avec timbres et cachets postaux (Atuana – Tahiti 31 oct. 1902 ; Paris 14 déc. 1902).
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