Lot n° 5

CÉLINE (Louis-Ferdinand) — Dactylographie signée « L. F.Céline » avec corrections autographes, intitulée « Qu'on s'explique... »

Estimation : 4000 - 6000 €
Adjudication : Invendu
Description
[1933]. 6 ff. in-folio ; une fente restaurée au verso. « QU'ON S'EXPLIQUE », MANIFESTE LITTERAIRE EN DEFENSE DE VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT. La publication de son livre suscita un brouhaha critique empli d'aprioris et de malentendus. À cet égard, et malgré ses réticences, Céline souhaitait expliciter sa démarche d'écrivain, et il se décida à le faire à la lecture d'un article qu'Émile Zavie fit paraître dans L'Intransigeant le 4 mars 1933 sous le titre « L'Exemple à ne pas suivre », et dans lequel il se montrait méprisant pour « les illettrés et les sots ». Le journaliste répondait là à une lettre qu'un agent forestier avait publiée en janvier 1933 dans le Bulletin des lettres lyonnais, et dans laquelle celui-ci affirmait couper dans ses livres les passages qui ne l'intéressaient pas : « des ""Loups"" j'ai gardé dix pages, un peu moins du ""Voyage au bout de la nuit"" » – cet homme modeste renvoyait ainsi dos à dos les deux finalistes du prix Goncourt 1932, le vainqueur Guy Mazeline et le perdant Louis-Ferdinand Céline.

« UN ARTICLE UNIQUE, LE PREMIER ET LE DERNIER » (Céline à Lucien Descaves). Le 16 mars 1933, Céline publia donc le présent « Qu'on s'explique », et, dans le but de « toucher le maximum de lecteurs » (lettre à Élie Faure), il choisit Candide pour le faire, hebdomadaire à très fort tirage, très marqué à droite, car selon lui, « ceux de gauche sont si certains de leur vérité marxiste qu'on ne peut rien leur apprendre. Ils sont bien plus fermés » (même lettre à Élie Faure).

« [...] Le ""genre Céline"" ? Voici comment il procède. Un ! deux ! trois ! n'en perdez pas un mot de ce qui va suivre ! VOICI BIEN LA PREMIERE FOIS, MAIS AUSSI LA DERNIERE QU'IL PREND LA PLUME A CE SUJET ! Cela ne se fait pas de défendre son genre. Il ne se défend pas, il indique. Retenez donc bien ce qu'il explique. Le moment est mémorable. D'ailleurs pas de fausse modestie, mon gros tambour m'a valu 100.000 acheteurs déjà, 300.000, et m'en vaudra, bien exploité, encore au moins autant. Alors ?... sans compter le cinéma... Voici de quoi faire réfléchir tout coquin chargé de famille. Allons-y ! Ne me poussez pas ! VOILA COMMENT JE M'Y PRENDS... JE DIRAI TOUT... LA VIE DONC, JE LA RETIENS, ENTRE MES DEUX MAINS, AVEC TOUT CE QUE JE SAIS D'ELLE, TOUT CE QU'ON PEUT SOUPÇONNER, QU'ON AURAIT DU VOIR, QU'ON A LU, du passé, du présent, pas trop d'avenir (rien ne fait divaguer comme l'avenir) tout ce qu'on devrait savoir, les dames qu'on a embrassées, ce qu'on a surpris ; les gens, ce qu'ils n'ont pas su qu'on savait, ce qu'ils vous ont fait ; les fausses santés, les joies défuntes ; les petits airs en train d'oubli ; le tout petit peu de vie qu'ils cachent encore, et le secret de la cellule au fond du rein, celle qui veut travailler bien pendant 49 heures, pas davantage, et puis qui laisse passer sa première albumine du retour à Dieu... oui... oui... Vous me comprenez ? Vous me suivez ? La jambe difforme de la petite cousine doit y tenir aussi, repliée, et le bateau navire à voile si grand ouvert à trop de vents, qui n'en finit plus de faire son tour du monde avec son fret en vieux dollars ?... Il faut l'amarrer après votre rêve... Avec son capitaine qui ne veut pas avoir l'air de porter déjà des lorgnons... Et que tout l'équipage essaya cependant, parce qu'on sait qu'il se méfie... son mousse lippu, dents branlantes, reste trop longtemps dans sa cabine... et la corde du pendu, calfat, traîne bien loin derrière l'étambot, dans la mousse, loin, d'une vague à l'autre, qui courent après le navire... ENFIN TOUT, PLUS ENCORE, TOUT ABSOLUMENT, TOUT CE QU'ON A CRU, VITE AU PASSAGE, QUI POUVAIT FAIRE VIVRE ET MOURIR. Alors le temps de votre méfiance est venu au milieu des mois et des jours, tant bien que mal, au bout d'une année. Ce n'est pas beau d'abord, tout cela s'escalade, se chevauche, et se retrouve, en drôles de places, le plus souvent ridicules, comme au grenier de la Mairie. C'est le bazar des chansons mortes. Tant pis ! Mettez ce qui pue avec le reste. Vous n'y êtes pour rien.
AYANT AMALGAME TANT BIEN QUE MAL, DISIONS-NOUS, HOMMES, BETES ET CHOSES AU GRE DE NOS SENS, DE NOTRE MEMOIRE INFIRME, MODESTEMENT A VRAI DIRE, TRES HUMBLEMENT (POUR NE REVEILLER PERSONNE) NOUS ETENDONS LE TOUT (C'EST L'EXPRESSION QUE LE PROCEDE NOUS DONNE) COMME UNE PATE SUR LE METIER. DEBOUT, QU'ELLE ETAIT LA VIE ; LA VOICI COUCHEE, NI MORTE, NI PLUS TOUT A FAIT VIVANTE... HORIZONTALE, NOTRE PATE... ENTRE LES BRANCHES DE L'ETAU, MAINTENUE, SOUMISE A NOTRE GRE... Chez Ajalbert à Beauvais [écrivain membre de l'Académie Goncourt, Jean Ajalbert administra la Manufacture de tapisseries de Beauvais de 1917 à 1935], nous en vîmes qui tissaient ainsi, mais nous, C'EST EN EMPOIGNANT LES DEUX COTES QUE NOUS TRAVAILLONS, TIRAILLONS, ETIRONS CETTE PATE DE VIE, DANGEREUSE ET REFAITE, PAR CHAPITRES... C'est le moment bien pénible en vérité... La voici torturée par le travers et par le large cette drôle de chose, presque jusqu'à ce qu'elle en craque... Pas tout à fait. Ça crie forcément... Ça hurle... Ça geint... Ça essaye de se dégager... On a du mal... Faut pas se laisser attendrir... Ça vous parle alors un drôle de langage d'écorché... Celui qu'on nous reproche... L'avez-vous entendu ? Vous n'avez pas remarqué qu'au moment où sa peau est menacée l'Homme essaye brusquement, successivement, encore une fois, tous les rôles, toutes les défenses, les grimaces dont il s'est affublé dans le cours de sa vie ? On lui découvre alors dans ces moments-là, bredouillant, paniquard, facilement trois ou quatre vérités différentes munies d'autant de terminologies superposées ? Non ? Vous ne savez pas ? Alors vous n'avez pas remarqué grand'chose... Pourquoi vivez-vous ? Je dis donc que les miens, bien englués dans l'inclusion tenace et molle où je les place, sont tiraillés jusqu'aux aveux [...]
EST-CE DONC CETTE HUMANITE NIETZSCHEENNE ? FENDARDE ? CORNELIENNE ? STOÏQUE ? CONQUERANTE DE VENTS ? TARTUFIENNE ET COCORICOTE ? QU'ON NOUS LA PRETE AVEC SON NERF DENTAIRE ET DANS HUIT JOURS ON NE PARLERA PLUS DE SES COCHONNERIES . IL FAUT QUE LES AMES AUSSI PASSENT A TABAC. [...] »

Sans l'aveu de Céline, l'éditeur liégeois Pierre Aelberts (À la Lampe d'Aladdin), habitué des tirages non autorisés, inscrivit le texte à son catalogue en novembre 1933 sous le titre Qu'on s'explique. Postface au Voyage au bout de la nuit. Cette plaquette existe, cependant Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché indiquent n'en avoir trouvé aucune trace en bibliographies ou catalogues de vente avant 1969, et suggèrent qu'elle pourrait en fait avoir été tirée seulement à la fin des années 1960, antidatée.

Romans, vol. I, pp. 1109-1113.
Partager