Lot n° 35

LE VIGAN (Robert) — Lettre autographe signée [à Louis-Ferdinand Céline et son épouse Lucette Almanzor].

Estimation : 300 - 400 €
Adjudication : 1 125 €
Description
Barcelone, 9 octobre 1949. 3 pp. in-folio.
« Cher fils et Luce [...], j'ai signé pour un film et je pars à l'île Ibiza (Baléares) mercredi [...]. Il s'agit du film dont je crois vous avoir parlé dernièrement et pour quoi on me faisait des propositions franches mais honteuses. Cette fois on a augmenté la somme [...]Vous ne pouvez vous faire idée des affaires ici. C'est tout le temps ""cours après moi que j't'attrape"". Mais j'aurai bouffé deux mois ; jusqu'à fin nov. Je me serai distrait de l'oisiveté miséreuse. Il me fallut humainement sauver de la catastrophe le camarade, réfugié aussi, qui a monté cette agence [...] C'est moi qui ai versé les 1.500. Adieu, veau, vache ! Je suis un con, je le sais, sur le chapitre de l'argent lorsqu'il est dans mes pognes. Je me rends encore à la misère d'autrui : une femme exsangue et courageuse, un gosse infirme [...] Quelle tristesse ; étant encore obligé de s'accrocher à tout ce monde ! Je ne veux pas y trop penser ! Ta solitude en Baltique a du bon, sous certains rapports.
COMME TU M'AS INTERESSE PAR TES INFORMATIONS SUR LES ""CRABES DE JUNOT"" [allusion au peintre Gen Paul qui habitait l'avenue Junot à Montmartre, et probablement à ses relations]. Tes quelques lignes me les représentent bien tels qu'ils se décident à une nouvelle fermentation. Magiquement on change le venin ; on pousse sur toutes les glandes venimeuses ; on bave ! On bave, on délire, on s'essaye entre soi d'abord ! L'HORREUR ! LE MONSTRE DE MECHANCETE LABORIEUSE QUE CE PAUL ! C'EST ÇA QUI L'EMPECHE DE CREVER ; IL LE SAIT ET EN REMET DE PLUS BELLE. TOUS LES AUTRES SONT ENVOUTES ; IL A L'APANNAGE DE L'ANCIENNETE ; ET LA DELABREE BICOQUE LUI EN DONNE LE DECOR, SORCIER, MAITRE DES RUINES, ALAMBIQUEUR EN SOUPENTE. – J'ai eu la plus grande révélation de sa vacherie à longue portée pour sa sauvegarde personnelle de tartuffe à la quille de bois ; peu après ma sortie de tôle. Terranova, bon et brave type qui, dans sa mesure, ne m'a jamais abandonné [...] – un vrai Sicilien de l'amitié ! – m'en a conté une bien édifiante. Terra fit effort sur soi, afin de m'avertir du danger que j'encourrais chez Paul dont la méchanceté était accrue par la terreur. Il m'apprit, entre autres choses, un fait extraordinaire ! En 1942, lorsque je suis revenu à Montmartre, j'ai commandé 2 paires de tatanes à Terranova, qui me connaissait alors fort peu. Paul fut chez lui tout de suite, et voici les arguments de Paul ; en 42, alors que je ne le fréquentais que depuis un mois, après avoir laissé passer 3 années sans rapports. ""Le Vigan t'a commandé des chaussures ? Attention tu seras pas payé. Et puis, fais attention, pour plus tard, il est dangereux, c'est lui qui m'envoie, chez moi, tous les Allemands et ceux qui sont avec les Allemands. Je les évince le plus que je peux ; mais fais gaffe qu'il ne t'amène pas tout ça chez toi !"". En 1942 ! Le fumier ! [...] Terra m'a dit cela, en me permettant de le répéter à Paul. Je n'en ai pas eu l'occasion ; n'ayant plus foutu les pinglots chez cette ordure. N'en fais pas flèche ; Terra y passerait dès les 1ers troubles ! CE SONT CES SALOPES QUI ONT PEUR DE LA BOMBE ATOMIQUE ?! MAIS QU'ELLE VIENNE ! LA DIVINE ! ENFIN JE CROIRAIS A QUELQUE CHOSE ! [...] JE RENCONTRE QUELQUES FRANÇAIS – TOURISTES – ETONNES, ARROGANTS ; CONS ECERVELES, PETITS MUFLES – NE COMPRENDRONT JAMAIS RIEN – LA BOMBE ATOMIQUE ! C'EST TOUT ! ET LE POURQUOI ? BANDE DE PETITS ANIMAUX CULS !...
Ma santé tient. Les soirs arrivent vite, et la fraîcheur. Je pense à vous dans votre climat plus dur, et puis voici les laines ! Je vois votre chaumière, l'en faudrait une loin des brumes. Le Chili, derrière la Cordillère, si longue, si haute. Une petite terre par là. Je regarde ça, étudie ça en ce moment, t'écrirai [...] Je vous serre bien, d'affection toujours plus grande, vôtre à vous deux ; à vous quatre (BEBERT et la belle Anubis) [...] »

COMPAGNON DE CAVALE DE CELINE EN ALLEMAGNE, LE COMEDIEN ROBERT LE VIGAN (1900-1972), de son vrai nom Robert Coquillaud, débuta au théâtre avant de devenir une vedette du cinéma : illuminé, de santé mentale fragile, il rencontra néanmoins le succès dans des films comme Golgotha de Julien Duvivier (1935, où il incarne le Christ) ou Les bas-fonds de Jean Renoir (1936). Il connaissait Arletty et Gen Paul qui le présenta vers 1935 à Céline avec qui il se lia d'amitié, habitant comme lui Montmartre. Il avait acheté un chat à La Samaritaine, mais quand il se sépara de son épouse en 1943, c'est Céline qui adopta l'animal, le rebaptisant Bébert. Robert Le Vigan se compromit durant l'Occupation en participant aux émissions de Radio-Paris, et, après le débarquement allié en Normandie, se barricada chez lui, avant de s'enfuir à Baden-Baden en août 1944 : il y retrouva Céline et le suivit ensuite à travers l'Allemagne, à Kränzlin près de Berlin puis à Sigmaringen, où il aggrava son cas en lisant là le bulletin quotidien de la radio collaboratrice Ici la France. Brouillé avec Céline fatigué de ses imprudences, il ne le suivit pas au Danemark, tenta de fuir en Autriche mais fut arrêté par les Américains et rapatrié en France. Incarcéré à Fresnes, il fut condamné en novembre 1946, entre autres à 10 ans de travaux forcés mais, malade, fut libéré en octobre 1948. Il s'exila alors en Espagne avant de gagner l'Argentine où il demeura jusqu'à sa mort.
Ayant refusé à son procès de suivre les injonctions de charger Céline, celui-ci lui rendit toute son amitié : alors que dans les premières versions de son roman Féerie pour une autre fois II (Normance), retraçant ses derniers jours à Paris et sa fuite, Céline avait décrit Le Vigan de manière féroce sous les traits du personnage « Norbert », il décida alors de supprimer les passages insultants et d'en écrire d'autres plus valorisants. Dans la trilogie germanique qui suivit, où Le Vigan apparaît cette fois sous le nom de « La Vigue », Céline ne conserva pas la même bienveillance, et, notamment dans Nord, fit de lui un portrait littéraire en homme dérangé, image vivante d'un monde détraqué.
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