Lot n° 18
Sélection Bibliorare

Gustave FLAUBERT (1821-1880). — L.A., [Croisset] Samedi soir, minuit [8 mai 1852], à Louise Colet ; 8 pages in-8, enveloppe avec marques postales.

Estimation : 6000 - 8000
Adjudication : 7 540 €
Description
Belle lettre à Louise Colet sur Madame Bovary, sur Chateaubriand, et sur Dante.
… « Cette rectitude de cœur dont tu parles n’est que la même justesse d’esprit que je porte je crois dans les questions d’art. Je n’adopte pas quant à moi toutes ces distinctions de cœur, d’esprit, de forme, de fond, d’âme ou de corps. Tout est lié dans l’homme. – Il fut un temps où tu me regardais comme un égoïsme jaloux qui se plaisait dans la rumination perpétuelle de sa propre personnalité. C’est là ce que croient ceux qui voient la surface. – Il en est de même de cet orgueil qui révolte tant les autres et que payent pourtant de si grandes misères. – Personne plus que moi n’a au contraire aspiré les autres. J’ai été humer des fumiers inconnus. J’ai eu compassion de bien des choses où ne s’attendrissaient pas les gens sensibles. – Si la Bovary vaut quelque chose, ce livre ne manquera pas de cœur. L’ironie pourtant me semble dominer la vie. – D’où vient que quand je pleurais j’ai été souvent me regarder dans la glace pour me voir. – Cette disposition à planer sur soi-même est peut-être la source de toute vertu. Elle vous enlève à la personnalité, loin de vous y retenir. Le comique arrivé à l’extrême, le comique qui ne fait pas rire, le lyrisme dans la blague est pour moi tout ce qui me fait le plus envie comme écrivain. – Les deux élémens humains sont là. Le Malade imaginaire descend plus loin dans les mondes intérieurs que tous les Agamemnon [...] C’est une chose drôle du reste comme je sens bien le comique en tant qu’homme, et comme ma plume s’y refuse. – J’y converge de plus en plus à mesure que je deviens moins gai, car c’est la dernière des tristesses.
– J’ai des idées de théâtre depuis quelque temps, et l’esquisse incertaine d’un grand roman métaphysique, fantastique et gueulard qui m’est tombé sur la tête il y a une quinzaine de jours. Si je m’y mets dans cinq ou six ans, que passera-t-il depuis cette minute où je t’écris jusqu’à celle où l’encre se séchera sur la dernière rature ? – Du train dont je vais je n’aurai fini la Bovary dans un an. Peu m’importe six mois de plus ou de moins. – Mais la vie est courte ! ce qui m’écrase parfois, c’est quand je pense à tout ce que je voudrais faire avant de crever, qu’il y a déjà 15 ans que je travaille sans relâche d’une façon âpre & continue, et que je n’aurai jamais le temps de me donner à moi-même l’idée de ce que je voulais faire ».
Il a lu l’Enfer de Dante qui a certes « de grandes allures », mais manque de plan et se répète trop : « Un souffle immense par moments. – Mais Dante je crois est comme beaucoup de belles choses consacrées St Pierre de Rome entr’autres [...], on n’ose pas dire que ça vous embête. Cette œuvre a été faite pour un temps et non pour tous les temps »...
Il a lu aussi les Mémoires d’outre-tombe : « Cela dépasse sa réputation. – Personne n’a été impartial pour Chateaubriand. Tous les partis lui en ont voulu. – Il y aurait une belle critique à faire sur ses œuvres. – Quel homme c’eût été sans sa poétique. Comme elle l’a rétréci. Que de mensonges, de petitesses. [...] Chateaubriand est comme Voltaire. Ils ont fait (artistiquement) tout ce qu’ils ont pu pour gâter les plus admirables facultés que le bon Dieu leur avait données. — Sans Racine Voltaire eût été un grand poète et sans Fénelon qu’eût fait l’homme qui a écrit Velléda & René. Napoléon était comme eux. Sans Louis XIV, sans ce fantôme de monarchie qui l’obsédait, nous n’aurions pas eu le galvanisme d’une société déjà cadavre. — Ce qui fait les figures de l’antiquité si belles c’est qu’elles étaient originales. Tout est là, tirer de soi. Maintenant par combien d’étude il faut passer pour se dégager des livres ! et qu’il en faut lire ! Il faut boire des océans & les repisser ».
Flaubert alors se souvient d’une tragédie qu’il avait écrite vers 1847 avec Louis Bouilhet, La Découverte de la vaccine ; il avait alors beaucoup étudié le théâtre de Voltaire... « Il faut lire le mauvais et le sublime, pas de médiocre. – Je t’assure que comme style les gens que je déteste le plus m’ont peut-être plus servi que les autres ». Et il cite plusieurs extraits, en effet calamiteux, de cette tragédie en vers : « voilà de la poésie ou je ne m’y connais pas et dans les règles encore ! »...
Il raconte alors l’« amour lyrique » d’un jeune homme pour « la mère Hugo »... « Entre deux cœurs qui battent l’un pour l’autre, il y a des abimes. – Le néant est entre eux, toute la vie, et le reste. – L’âme a beau faire elle ne brise pas sa solitude. – Elle marche avec lui. – On se sent fourmi dans un désert et perdu – perdu »... Il relate également sa brève visite chez Victor Hugo.
Louis Bouilhet va bientôt habiter à Paris. « Lui parti, je serai seul. Là commencera ma vieillesse. Tout ce que je connais de la Capitale ne me donne pas envie d’y vivre. Paris m’ennuie on y bavarde trop pour moi. La tentative de séjour que j’y ferai, les quelques mois que j’y passerai pendant deux ou trois hivers m’en détourneront peut-être pour toujours. Je reviendrai dans mon trou et j’y mourrai, sans sortir. Moi qui me serai tant promené en idée. – Ah ! Je voudrais bien aller aux Indes et au Japon ! Quand la possibilité m’en viendra je n’aurai peut-être ni argent ni santé. Physiquement d’ailleurs je me recoquille de plus en plus. La vue de ma bûche qui brûle me fait autant plaisir qu’un paysage. – J’ai toujours vécu sans distractions il m’en faudrait de grandes. Je suis né avec des tas de vices qui n’ont jamais mis le nez à la fenêtre. J’aime le vin je ne bois pas, je suis joueur et je n’ai jamais touché une carte. La débauche me plaît et je vis comme un moine. Je suis mystique au fond et je ne crois à rien. Mais je t’aime, mon pauvre cœur et je t’embrasse... rarement. Si je te voyais tous les jours peut-être t’aimerais-je moins ? Mais non c’est pour longtemps encore. Tu vis dans l’arrière-boutique de mon cœur et tu sors le Dimanche. Adieu, mille baisers sur la poitrine »...

Correspondance (Bibl. de la Pléiade), t. II, p. 84.
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