Lot n° 27
Sélection Bibliorare

PROUST (Marcel) — Lettre autographe signée «Marcel». — S.l., [15 juin 1905, d'après une mention manuscrite postérieure]. — 14 pp. in-8, liseré de deuil, quelques petits manques marginaux.

Estimation : - 6 000 - 8 000 €
Adjudication : 25 000 €
Description
«J'admets que professer de l'amitié pour moi exige de la bravoure...»

Longue analyse, très littéraire, de leur relation à l'épreuve de la «mauvaise réputation» de Proust.

«Mon cher Louis... Tu sais bien que je ne peux jamais parler de toi que comme je le sens, c'est-à-dire avec une tendresse extrême. Mes doutes, comme tu dis (et qui hélas ne sont pas des doutes) ne concernent pas à proprement parler ton amitié mais la bravoure de cette amitié. Tu vois que je ne suis pas fier puisque j'admets que professer de l'amitié pour moi exige de la bravoure.
Je te prie d'ailleurs de garder cette appréciation pour toi. Tu aurais tort de croire que je me figure que c'est par snobisme que tu me caches et parce que tu ne me trouves pas assez chic.
Je t'avoue franchement que je te crois trop intelligent pour cela. Même au point de vue snob tu sais par expérience que les gens les plus chics ont tous un ami ou plusieurs qui ne le sont pas et que cela n'enlève rien à leur chic. Non, je crois que la raison est les choses qu'on t'a dites de moi. Je suis persuadé que tu ne les crois pas. Mais tu te dis (avec raison) que le fait qu'on les ai dites suffit. C'est ici que je trouve que ton amitié devrait avoir plus de bravoure. Parce que ce serait être brave à très peu de frais.
Ta réputation inverse est si solidement établie que tu pourrais fréquenter des gens qui ont bien plus mauvaise réputation que moi (j'espère qu'il y en a, sans en être sûr, on ne se rend jamais bien compte de ces choses-là soi-même) sans que cela te fasse l'ombre d'un tort. On ne dira jamais ces choses-là de toi. Mais enfin il me semble que cela doit être si agréable de donner justement à un ami le sentiment que ce qu'on peut dire vous est égal, au lieu de cette pusillanimité si humiliante... Je sais très bien que c'est très ennuyeux, et si par fierté je ne t'en ai jamais parlé, je n'en ai pas moins apprécié à leur valeur certaines gentillesses que tu as eues et qui ont dû particulièrement te coûter.
Il ne faut pas croire que je ne m'aperçois pas des choses, même des gentilles. Mais hélas, je m'aperçois aussi des autres, et depuis si longtemps que j'ai été très bête de te dire cela l'autre soir. J'aurais aussi bien pu dix autres fois, notamment au moment du dîner de l'Union où tu as été malgré cela si gentil et qui reste un de mes grands souvenirs de plaisir doux et charmant et de vive reconnaissance. Je te dirai même que ton attitude par un autre endroit est très peu amicale.
Tu as entendu ce qu'on me reprochait, quelles amitiés on m'attribue. Si tu avais été l'ami véritable, l'ami intelligemment et énergiquement serviable qui est l'ami idéal, tu aurais tâché précisément de me lier, de me mettre en rapports avec tous les jeunes gens plus ou moins malveillants parce qu'ils ignorent, de Paris (non pas pour revenir, naturellement, à cette chose des cercles qui est à jamais enterrée et dont j'ajoute que je n'ai plus aucun regret, mais pour que le préjugé qui l'a empêchée d'aboutir cesse).
Ces gens-là me voyant de près sauraient que je ne suis pas si noir, et le jour où, citant mes amis, on citait les mêmes amis que tous le monde, personne n'aurait rien à dire. Il me semble que c'est l'idée qui aurait dû venir à l'esprit de q[uel]q[u]'un de vraiment gentil et bon. Mais enfin, il ne faut pas être trop exigeant, et si pour la forme, tu avais, sachant que nous allions si rarement dehors ensemble, évité dans ces tristes occasions de me cacher dans un sac, ç'aurait tout de même été plus gentil.
Tu sais de quelle manière je t'aime et je crois que c'est presque inutile de te dire que je t'aime pour toi, que s'il n'y avait que toi et moi sur la surface de la terre, je ne t'en aimerais que davantage, et que si pour une raison quelconque nous étions obligés de cacher que nous nous connaissons, ce secret ne pourrait qu'ajouter à mon amitié.
Je t'aime parce que je t'aime et non pour montrer mon amitié aux autres et n'ai aucun plaisir à le faire. Mais quand je te vois soigneusement le cacher, alors ma dignité souffre, et mon amitié surtout, car cela me montre que la tienne est bien moins grande que je ne croyais, qu'elle consiste en paroles affectueuses, en actions gentilles, en générosités et en cadeaux, mais que tu préfères à notre amitié mille choses et en particulier l'opinion de gens que pourtant tu n'aimes pas, que tu t'imagines, souvent peut-être pas à tort, qui me détestent. Je ne peux pas dire que je t'en aime moins.
Et cela a pour effet que je te trouve moins intelligent, d'une nature plus mesquine, plus timorée, moins supérieure aux choses, moins à l'aise dans la vie, plus soumise et moins dominatrice que je ne croyais.
J'étais parti d'une idée de toi exactement contraire, et au fond cette idée première, bien que j'en aie reconnu la fausseté, reste liée, par une association invincible, à mon amitié pour toi dans ce qu'elle a de plus violent, de plus irr aisonné et de plus fort. Comment t'expliquer cela ? Je ne le puis. Il y a de ces associations d'idées plus fortes que tout. Et quand une chose s'est trouvée ainsi liée dans mon esprit à l'époque où j'avais de toi cette idée magnifique et triomphante, cette chose reste empreinte pour moi d'une chaîne ineffaçable. C'est ainsi que je ne peux penser à ce simple nom propre, "La Chaussée-St-Victor", sans sentir les larmes me monter aux yeux, car aussitôt je me rappelle les premières révélations que j'ai eues de ton coeur merveilleux. Pour la même raison, j'ai été très ému l'autre jour, ayant été invité à dîner au restaurant Henry. Et peu s'en est fallu que j'y allasse. J'hésitais entre le charme du pèlerinage et l'horreur de la profanation. Pour la même raison encore je t'ai dit que j'aurais un grand plaisir à aller avec toi - ou sans toi - un jour chez Bertrand avenue Malakoff [son ami Bertrand de Fénelon].
Excuse, mon cher Louis, ces pages désordonnées où tu trouveras, si tu sais les lire, avant tout, beaucoup d'amitié. Tu as beaucoup changé, depuis q[uel]q[ue] temps et tu ressembles souvent beaucoup aux gens que tu critiques. Mais mon coeur t'aime toujours avec beaucoup de tendresse dans le passé, une grande fidélité dans le présent, et quelque espérance malgré tout dans l'avenir. Tu sens toi-même à quel point cette lettre est intime, un pur bavardage du coeur, tu me serais désagréable en en parlant à qui que ce soit. Il n'y a que devant toi que je dépouille suffisamment toute fierté pour parler de moi avec cette humilité...»
Il évoque ensuite une «petite gaffe» qu'il s'accuse d'avoir commise le soir-même devant son ami le diplomate Robert de Billy et un autre diplomate de leur connaissance, Théodore de Berckheim, en ayant évoqué de manière erronée le contenu d'une lettre de Louis d'Albufera relative à un déplacement à Trouville.
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