Lot n° 183

Jean-Paul SARTRE (1905-1980)

Estimation : 1500 - 2000
Description
Manuscrit autographe. [1946]. 4 pp. in-4. Mais s’il est un proverbe existentialiste c’est bien celui de G. d’Orange :

Pas besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer





Bilan dressé après la première année de parution de la revue Les Temps Modernes



Sartre revient sur les intentions du projet initial : « Notre revue a un an. Il y a un an, elle était pour nous un ensemble de projets, de rêves… À présent il est temps de regarder le fait objectif et irrémédiable qu’elle est devenue, de faire de l’autocritique, de garder les suggestions et les critiques, de faire un bilan et aussi à partir de là de chercher les améliorations et de préparer l’avenir… », pour analyser ensuite les forces et faiblesses de la ligne éditoriale : « …Elle a beaucoup de lacunes. Un lecteur m’écrit pour me signaler le manque de chroniques scientifiques. C’est vrai. Mais les revues ne manquent pas, où les chroniques scientifiques s’étalent. Une chronique scientifique c’est toujours une vulgarisation… Le plus grave, je crois c’est que nous n’avons pas beaucoup d’œuvres littéraires et surtout pas de critiques littéraires dans la revue. On croit que c’est exprès.... Seulement voilà : des amis ont fait défection, des écrivains ont refusé d’écrire chez nous parce que leur cellule ou leur confession le leur défendaient. Et puis la littérature française de ces deux dernières années est très médiocre. Je ne dis pas seulement en France : partout. Bien sûr nous sommes submergés de nouvelles sur la résistance : on y tue, on y meurt de faim ou sous les coups, on y fait l’amour au milieu des ruines. Mais est-ce de notre faute si tout cela est mauvais ? Et puis ce n’est pas là ce que j’appelle engagé... La littérature française est, il faut le reconnaître, en grosse majorité bourgeoise... le monde est ouvert : nous n’avons pas encore les instruments pour peindre ce monde en mouvement et déjà nous ne voulons plus de ces peintures sur fond de soucoupe à quoi nous avons excellé. D’où crise. Ce que nous appelions littérature engagée (j’y reviendrai) c’est une littérature qui, au lieu de décrire pour la centième fois les amours d’un chef d’industrie et d’une belle aventurière, ou la belle vie de sacrifice d’une femme à son pays, poncif aussi éloigné à présent que la mythologie grecque, essayant de porter témoignage sur notre monde. Cette littérature va-t-elle naître ? Je n’en sais rien mais c’est son absence qui pèse sur notre revue. Il y a pourtant des livres engagés. Koestler. Nous aurions dû publier Le Zéro et l’Infini, même si nous ne partagions pas toutes ses idées. Mais je puis annoncer dès à présent que nous publierons tout au long l’admirable Black boy de Richard Wright dès le mois de novembre. Et de larges extraits de l’excellent Cristo si è fermato a Eboli de Carlo Levi. Pour la critique littéraire là aussi nous avons perdu… Notre génération a fourni à mon sens, trois critiques…Blanchot, Étiemble, Thierry Maulnier. Je ne dis pas qu’il se soit trouvé beaucoup de gens intelligents pour s’occuper de critique. Je ne nie pas qu’ils n’aient fait parfois de bons ouvrages. Mais les meilleurs sont des essayistes égarés… Ils s’enthousiasment sur n’importe quoi, se lassent aussitôt, traitant de chef-d’œuvre le premier livre de Gary qui était seulement bon, éreintant son second livre qui était meilleur, découvrant Miller etc Ils manquent de sens critique et d’équilibre. Ils ont l’humeur instable et criailleuse des singes dont parle Kipling... Nous avons écrit longtemps, ne trouvant en somme que des critiques nuls pour parler de livres insignifiants…»

Le ton évolue ensuite et devient plus politique : « …Il y a eu des époques où les intellectuels étaient d’accord avec le mouvement de l’histoire : Révolution française. Aujourd’hui non… Si nous cherchions le maximum de liberté il faudrait entrer dans un parti. Mais lequel ? Le parti communiste ne nous laisserait aucune liberté. Le parti socialiste est une branche morte. Pourtant c’est dans ce monde que nous devons agir ; S’il n’était pas tel, nous ne serions pas ce que nous sommes, il est vain d’en espérer un autre… Si malgré tout ce qu’on nomme assez mal l’existentialisme a un tel retentissement ce n’est pas parce que c’est une mode. C’est parce qu’il répond à un désir de beaucoup. Nous sommes les derniers défenseurs de la liberté sur terre… »

Le texte se clôt par une réflexion sur le pacifisme et la conduite à tenir pour éviter un nouveau conflit : « …Il faut créer un pacifisme 1946. C’est à dire refuser cette guerre qui vient… Qu’est ce que nous disons : qu’elle est absurde, qu’elle est laide, qu’elle est inopportune. Qu’elle est une guerre de moutons, non de héros. Que personne n’a le droit de la faire. Que l’attitude arrogante de la Russie est un crime. Que la psychose de guerre qu’une certaine prose développe aux U.S.A. est un crime. Peut-être se trouvera-t-il en Amérique des hommes pour reprendre notre point de vue. Si nous encouragions quelques intellectuels américains à réagir vivement et partout nous aurions déjà commencé notre travail. Si nous engagions le français à agir malgré la guerre nous aurions aussi commencé à développer… l’idée d’une Europe, la seule qui puisse éviter la guerre…

Affirmer le socialisme pour la liberté, la société est faite pour l’homme non pas l’homme pour la société.

Être en marge du parti communiste – le harceler du dehors. On dira : vous ne le changez pas. Et bien, oui peut-être. Mais s’il est un proverbe existentialiste c’est bien celui de G. d’Orange : Pas besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer… »
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