Lot n° 235
Sélection Bibliorare

Antoine de SAINT-EXUPÉRY (1900-1944). — [Autoportrait en Petit Prince pendu, sur la planère Terre ; à l'arrière-plan, un couple enlacé sur un banc, sur une planète dénommée " Fox MGM "]. — Encre et aquarelle sur papier, 27 × 21 cm.

Estimation : 60000 - 80000
Adjudication : Invendu
Description

Rare aquarelle originale d'Antoine de Saint-Exupéry, réalisée à New-York, en 1942, ou au début de 1943.
Sans nul doute, c'est là le plus bouleversant de tous les dessins d'Antoine de Saint-Exupéry.
En effet, le corpus de ses dessins connus à ce jour n'offre qu'un très petit nombre de compositions d'une telle émotion et aucune ne témoigne d'un si grand tourment.

Cette étonnante composition illustre le désespoir du romancier, au moment où il prend la décision de quitter New York et de s'éloigner de sa tendre amie Silvia Hamilton.

Réalisé à la plume, encre brune et lavis brun, le dessin a été colorié avec une palette comparable à celle utilisée dans les dessins définitifs ayant servi à illustrer Le Petit Prince.

Le support est un papier filigrané " Esleeck Fidelity Onion Skin ", fabriqué aux États-Unis, identique à celui qu'Antoine de Saint-Exupéry utilisa pour rédiger le premier jet autographe du Petit Prince.

La figure principale, au premier plan à droite, représente la Terre, sur laquelle se trouve un personnage pendu à une potence : c'est Antoine de Saint-Exupéry lui-même, représenté dans le costume et l'attitude du Petit Prince. Au fond de la composition, en haut à gauche, sur une autre planète dénommée " FOX MGM ", un couple est figuré enlacé sur un banc.

Ces deux planètes s'inscrivent dans un espace constellé de quatre étoiles, avec en haut la planète Saturne. Il y aurait lieu de s'interroger sur le choix de cette planète, associée par les poètes à la mélancolie et par les astrologues, à la rupture et au renoncement. Les étoiles sont semblables à celles que l'on peut observer sur différents dessins illustrant Le Petit Prince et Saturne est représentée de manière similaire sur la jaquette du même ouvrage.

Saint-Exupéry s'exile aux États-Unis en 1941. Lors de son séjour new-yorkais il se lie d'une amitié amoureuse intense avec Silvia Hamilton. Au printemps 1943, avant de partir pour l'Afrique du Nord et juste après la parution du Petit Prince, le romancier offre à son amie Silvia les manuscrits originaux de son chef-d'oeuvre, ainsi qu'un exceptionnel ensemble de dessins préparatoires et études pour illustrer son conte. Silvia Hamilton céda en 1968 à la Morgan Library le manuscrit autographe du Petit Prince ainsi que de nombreux dessins ; d'autres furent vendus par elle-même huit ans plus tard à Paris, en 1976.

On peut interpréter cette feuille à la lumière de la liaison qu'entretenait Silvia Hamilton avec Gottfried Reinhardt (1913-1994), son futur époux (mariés en mars 1944), représentés par le couple enlacé. G. Reinhardt était producteur et travaillait dans le milieu de l'industrie cinématographique, d'où la présence de la planète " FOX MGM ". Saint-Exupéry, profondément blessé par cette liaison, illustrerait dans cette aquarelle son désespoir affectif.

Silvia Hamilton livre une autre version dans sa préface à la vente de 1976. Elle ne s'attarde que sur ce dessin - alors que bien d'autres y furent présentés - assurant qu'il évoque " les scènes de son passé cinématographique [de Saint-Exupéry] à Hollywood (Vol de Nuit), illustré par le dessin de deux planètes, l'une portant ''Fox-MGM'' et l'autre ''Terre'', sur laquelle, désespéré, il se pend ". En effet, les droits d'adaptation cinématographique du roman Vol de Nuit avait été cédés à Hollywood, et le film réalisé par Clarence Brown, distribué par la MGM. La sortie en salle eut lieu en 1933. En 1942, Night Flight fut retiré de la circulation, suite à un différend entre Saint-Exupéry et la MGM.

L'analyse proposée par Silvia Hamilton semble tout à fait cohérente avec le réel conflit qui opposa Saint-Exupéry à la MGM. Mais rien ne nous contraint à y accorder crédit. Pourquoi choisir de placer, justement, sur cette planète MGM, un couple d'amoureux ? Un avion ou un cow-boy à cheval eussent aussi bien fait l'affaire, si l'intention de l'artiste s'était résumée à illustrer l'industrie cinématographique. Il y a peut-être, dans cette composition si troublante, un peu des deux hypothèses, et la pudeur, compréhensible, de l'amie new-yorkaise l'a conduite à privilégier la version la plus dénuée d'affect.

Le dessin présente une très légère trace de pli en 4, une tache très claire supposée être de café et la marque d'une brûlure de cigarette ; ce même type d'incident se remarque sur plusieurs des dessins conservés à la Morgan Library.

Provenance :
• Silvia Hamilton-Reinhardt (1910-1994), vente à Paris, 20 mai 1976, n° 60 ; demeuré depuis lors propriété de l'acquéreur.

Bibliographie :
• D. Lacroix, A. Cerisier, Antoine de Saint-Exupéry : dessins, aquarelles, pastels, plumes et crayons, P., Gallimard, 2006, p. 321 (reproduction). - Livres illustrés modernes, reliures mosaïquées [] Lettres et dessins d'Antoine de Saint-Exupéry, Vente à Paris, Drouot Rive gauche, 20 mai 1976. Commissaires-priseurs : Laurin-Guilloux-Buffetaud-Tailleur, expert J. Vidal-Megret, lot n° 60 (reproduction). - A. de Saint-Exupéry, Le manuscrit du Petit Prince, fac-similé et transcription, P., Gallimard, 2013.

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