Lot n° 127

Henri SAUGUET (1901-1989). — 67 L.A.S., 1976-1984, à Castor Seibel à Bonn ; 122 pages formats divers, enveloppes.

Estimation : 2 500 - 3 000 €
Adjudication : Invendu
Description
Belle et riche correspondance du compositeur sur près de dix ans.

Ces lettres témoignent de la culture de Sauguet, de son humour, de son esprit parfois mordant, de sa pudeur aussi, qui accompagne les confidences qu’il peut faire sur son intimité́. Il y est évidemment question de son art, mais aussi de ses amis, passés et présents, de ses lectures, de ses rencontres, de ses voyages, de ses joies et de ses peines. L’amitié́, la complicité́, la culture, l’honnêteté́ intellectuelle et la droiture morale s’expriment à chaque page. Les lettres sont écrites de Paris, ou de sa maison de Coutras où il aimait se retirer.

La correspondance commence le 20 octobre 1976, à l’occasion du décès de son ami Jean Denoël, dont il évoque les obsèques :
« La discrétion mystérieuse qu’il pratique toute sa vie l’a aussi enveloppé ce jour-là. Il aura été “l’éminence grise” de la littérature française pendant plus d’un demi-siècle. Qui sera l’avocat persuasif des jeunes écrivains auprès de Gallimard et qui les aidera dans leurs débuts ? »… Il y revient le 16 novembre, relatant également l’exécution à Bruxelles de sa Cantate « sur un poème de Maurice Carême composée pour célébrer le centenaire de la Reine Élizabeth de Belgique »… Le 30 novembre, il évoque la mort d’André Malraux qui « a fait un grand fracas, à la mesure du personnage qui fascinait par l’étrangeté́ de son comportement et ses propos de sybille dans les vapeurs de forts alcools ! » ; puis Julien Green : « Il est secret et mystérieux : cependant il se raconte longuement et minutieusement dans son Journal... Il est vrai que dans la solitude du cabinet de travail, un écrivain parle plus aisément à son papier qu’en société́. Quoi qu’il en soit, j’aime son allure presque ecclésiastique (pas genre Jouhandeau) et ses airs feutrés qui sont souvent démentis par une ardeur du regard et un sourire en demi-teinte, qui peut aller jusqu’au sourire narquois. Il est intimidant comme le sont tous les timides. On est tenu à distance »… Lui aussi vit beaucoup par le regard :
« Depuis ma petite enfance j’ai mis mon corps dans mes yeux (et encore davantage dans mes oreilles : mais ce n’est pas le même sens et le même domaine). J’ai toujours considéré que ce que je voyais, dans le temps où mon regard le percevait, était à moi »…
Sur Marcel Jouhandeau, avec qui Castor Seibel a entretenu une énorme correspondance : « Je pense que la mort de Marcel Jouhandeau vous a frappé en plein cœur ! Je l’ai apprise hier matin, dans le train qui m’amenait de Paris à Coutras, en déployant mon journal assis dans le wagon au moment où je quittais Paris ! Il était mort depuis samedi soir et je n’en avais rien su ! […] Comme je ne sais à qui dire ma peine, mon émotion, mes sentiments de grande admiration – puisque je ne connais qu’à peine ce Marc qui était devenu son fils, c’est à vous, cher Castor, que j’adresse ces lignes, car vous étiez pour lui un ami essentiel ! Et vous ne vous étiez jamais rencontrés physiquement. Mais quelle rencontre d’esprit et d’âme. Je vous embrasse de tout cœur, tristement, mais glorieusement, car la mort de Marcel Jouhandeau met son œuvre au sommet de la littérature française, elle va resplendir de tous ses feux ouverts, de son style de diamant, étincelante et souveraine »… (10 avril 1979).
Il réagit à des images de Giorgio Morandi que lui envoie Castor :
« Elles recèlent un secret qui les rend proches et lointaines à la fois. Matière ? Pensée ? Un œil pas comme les autres en tous cas » (25 janvier 1977). Sur Dunoyer de Segonzac et André́ Derain : « Je vais tâcher d’aller visiter cette exposition de D. de Segonzac dont vous me parlez. Je l’ai connu et sa femme, la comédienne Thérèse Dorny. Il était un seigneur. Je suis de votre avis concernant Derain. Il était obsédé́ par l’idée de “faire musée” et son talent s’en est ressenti, malgré son génie ! » (3 avril 1978). Sur Picasso : « Il paraît que tous les autres Picasso qui sont dans les musées et dans le monde sont TOUS des faux. Seuls sont vrais ceux que Picasso avait conservés ! Et aucun n’est à vendre ! Seulement à voir. Mais leur exposition rapporte plus d’argent que leur vente. C’est ce qu’on appelle l’art pour tous » (20 novembre 1979)…
Réflexions sur l’art et la passion : « Il faut que la poésie, la peinture, la musique, l’amitié́ de tous ceux qui vous entourent, tout l’art que vous aimez et servez soit un antidote puissant et régénérateur aux tourments causés par la passion : celle-ci, acceptée, vécue, doit augmenter vos forces vitales et non les diminuer » (16 janvier 1979). Sur sa conception de la musique, à propos de sa cantate Et l’oiseau a vu tout cela :
« Il y a avant tout dans la musique de cette œuvre un sentiment de compassion humaine et de sur-vie (comme il y a un sur-réalisme). C’est-à-dire que, comme l’oiseau témoin impassible du drame qui se joue autour de l’arbre sur lequel il continue de chanter, la musique, bien que mue et frémissante pour
l’événement, témoigne de l’intemporalité́, dépasse l’anecdote et chante pour le triomphe de la vie sur la mort et crée la sur-vie. C’est du moins ce que j’ai tout naturellement tenté de chanter dans, d’ailleurs, la presque totalité de mes œuvres qui ont eu pour raison d’être le besoin de dépasser le temps et d’abolir les frontières qu’il cherche à nous imposer – dans lesquelles il tente de nous enfermer – la musique a ce pouvoir. Elle est élémentaire, un principe fondamental, un univers qui contient l’essence des sentiments de toute nature »... (18 avril 1979).
Allusion à son homosexualité : « Mais, évidemment, manquent dans mon horizon des serviteurs attentifs – superbes et hautains – qui se font lever par des dames en mal de mâles... Au marché [...] vont et viennent quelques garçons de formes avantageuses, des “vacanciers” court-vêtus, des agriculteurs qui affichent des airs mauvais-garçons et, eux, courent les filles qui rient sous cape. C’est une survivance des marchés d’esclaves. Je regarde plus ou moins furtivement. On me connaît. Je traine une réputation qu’il faut sauvegarder ! Bien que... » (15 août 1977). Sur la vie de province à Coutras : « Je viens de rentrer de la grande foire annuelle dite “aux oignons”. C’est une survivance des grandes foires du moyen-âge. On s’y rencontre, on s’y donne des nouvelles de l’an passé, on y discute. Cela dure toute la matinée. Bien sûr on peut trouver pendant toute l’année ce qu’on y vient acquérir ce jour-là. Mais les coutumes, heureusement, ont la vie longue, et celle-ci ne bouge qu’en apparence (les carrioles sont remplacées par des automobiles, les vêtements ont pris des couleurs, les 80
jeunes gens sont plus déshabillés et ont bien plus l’apparence de gitans, de mauvais garçons, que de petits paysans de la Gironde). Pour le reste, on demeure encore mu par des habitudes ancestrales qui font exécuter aux vivants les gestes que pendant des générations, ont accomplis les morts. Je crois que c’est cela, la vie éternelle ! » (31 août 1977). Mais aussi déploration sur les temps présents : « Ce que vous m’écrivez sur l’exposition Max Jacob à Mâcon est l’illustration de ce mépris dans lequel est enveloppée la chose artistique dans ce pays devenu un dortoir pour retraités, présents et futurs.
Depuis qu’on a inventé la sécurité sociale, chacun se sentant définitivement protégé – qu’il soit actif ou passif – entend n’agir qu’au minimum en attendant le moment où, pris en charge par l’État (aveugle, sourd sinon muet) il deviendra un objet fossilisé. Alors les expositions, les musées, les poètes, les musiciens... Ce sont des objets de loisir. Et le meilleur des loisirs est dormir, n’est-ce pas ? » (13 août 1978). Sur la mort de son compagnon, le peintre et décorateur Jacques dupont : « Jacques Dupont est mort vendredi soir d’une embolie pulmonaire. Nous l’avons enterré hier au milieu de tous ses amis au cimetière Montmartre où j’avais acheté une concession pour nous recevoir tous les deux et où j’irai le rejoindre à la fin de mon existence. Je suis bien triste : c’est la fin
d’une amitié de près d’un demi-siècle. Nous ne nous sommes jamais quittés et nous avons ensemble fait des opéras, des ballets, des spectacles et tant et tant d’échanges de tous ordres » (27 avril 1978)... « J’ai pu, ce mois d’août, bien travailler et achever un 3e Quatuor à cordes que j’avais promis d’écrire à Jacques Dupont. Et dans cette maison et ce jardin où il demeure à présent, j’ai composé dans son atmosphère l’œuvre qu’il me souhaitait voir écrire pour lui » (7 sept. 1979). Il parle de la rédaction de ses souvenirs, et de son opéra pour enfants, Tistou les-pouces-verts, sur un livret de Maurice Druon : « J’émerge d’un travail qui sollicite la majeure partie de mon temps. J’instrumente ce petit opéra pour les enfants que j’ai écrit et qui doit être achevé à la fin de ce mois. Je n’ai que le temps d’y passer tout mon temps. Il y a eu un beau concert le mois passé salle Gaveau pour commencer (en avance !) mon 80e anniversaire. Un violoniste mexicain a admirablement joué mon Concert d’Orphée » (10 février 1981). Réflexions sur la jeunesse : « Dès 50 ans il faut se retirer pour faire place “aux jeunes”. Qui est jeune, qui est vieux ? Quand j’avais une dizaine d’années je préférais la compagnie des gens plus âgés que moi parce que je trouvais que mes petits camarades étaient tous trop vieux. Alors... en route pour le centenaire, n’est-ce pas ? » (22 juin 1981)... Le 3 janvier 1984, il envoie sa photographie avec ce commentaire : « C’est le portrait de votre ami le vieux musicien “en pleine action” sur son piano dans sa maison des chats à Coutras ! »...

— On joint une L.S. de Claudio abbado à Castor Seibel.
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