Lot n° 15

CÉLINE (Louis-Ferdinand) — Lettre autographe signée « LFCéline » [à Francis de Miomandre].

Estimation : 3000 - 4000 €
Adjudication : 5 000 €
Description
S.l., [probablement février 1938]. 3 pp. in-folio. EXTRAORDINAIRE LETTRE SUR LA LITTERATURE.

« Cher ami, dans les N. L. de ce jour, je crois que vous mettez le doigt sur un fameux lapin ! Sur L'INFECTE PERVERSION DES VALEURS EMOTIVES DONT NOUS CREVONS DEPUIS LA FARCEUSE RENAISSANCE ! LE BIEN PENSER ! LE BIEN SENTIR ! QUELLES ORDURES ! Tous nos livres tout notre ART n'est qu'un immense putanat, une insensibilité roublarde, une mufflerie farouche travestie d'élégance, mignard, marivaux comme le reste, pas plus que les autres ! Depuis la Renaissance, l'Homme est muffle férocement, il chichite, et plus il grimace et plus il chante faux. Tout n'est que prétention, mascarade, fausses passions, faux style, fausse sensibilité, verbales délicatesses, fausses humanités. Tout est à l'envers, de traviole, inverti, maqueroté, dévergondé, dépravé, rien n'est plus authentique. Entorse majeure de la Renaissance, et par-dessus d'autres entorses, toujours d'autres luxations ! et plus ces positions sont fausses, plus l'articulation ""hurle"" et PLUS LA CRITIQUE S'ENTETE DANS LE FAUX, SE BUTE DANS L'ARTIFICE, PLUS LE ""BON GOUT"" DEVIENT MILITANT, DOCTRINAIRE, INTRANSIGEANT, FEROCE – IDIOT, CRAPULE. Le public boude ? épuisé, exsangue. On va le dresser ! Qu'on le dope ! N'importe quoi mais pas de retour à l'humanité directe ! Pas d'aveux ! Les voici qui foncent frénétiques dans le ""toujours plus faux"". Vous allez voir l'Exposition ! ce délire d'arpenteurs ! et l'enculagaillage de moumouche ! et le faux fantastique ! gratins ! le bouleversant qui ne part de rien ! ne va nulle part ! pas payé ! Et les passéistes ! les néo-hellènes, les reprises classiques ! les 999e Hérodiades ! les 298e Sambre-et-Meuse ! les 1295e Ça ira ! LA PLUPART DES AUTEURS REFUSENT D'ENTRER DANS LA VIE. Ils ne sont jamais sevrés. Ils demeurent accrochés, tendent toute leur existence à des problèmes pour nourrissons. Tout pour ne pas avouer qu'ils chantent faux, qu'ils boitent, qu'ils sont bancroches, bigles, poitrinaires, sophistiqués, bossus ! aphones et sourds ! que le courant ne passe plus, qu'émotivement les Hommes à force de savoir, sont déjà presque morts, épuisés de ruses. UN MONDE DE COIFFEURS, ET DE COUTURIERES METTENT EN PLIS, FROUFROUTENT CETTE CHAROGNE (REVOLUTIONNAIRES TOUS !) À POIL ! NOM DE DIEU ! QU'ON SACHE QUI GIGOTTE ENCORE ! QUI MENT ! ET MERDE ! [...] »

Céline réagissait ici à la critique élogieuse, intitulée « Retour à Rabelais », que Francis de Miomandre avait publiée le 19 février 1938 dans les Nouvelles littéraires en faveur de Bagatelles pour un massacre. Celui-ci y rendait hommage à l'originalité de Céline, « cet auteur extraordinaire, hors série, inclassable », pour sa langue et son inspiration, et expliquait ainsi le mauvais accueil critique du pamphlet, paru à la fin de décembre 1937 : « Ce malentendu provient de la notion, absolument erronée que la critique [...] se fait du langage. Elle ne le conçoit que sous la forme écrite. Elle ne se rend pas compte des ressources extraordinaires que l'on peut tirer du langage parlé. Elle ne conçoit donc pas [...] Ces audaces gênent comme autant d'indécences des hommes habitués à une littérature élégante, polie, rectifiée à l'extrême, comme est la nôtre. Littérature de mandarins, en somme, et dont je ne méconnais pas l'exquisité. Mais l'écueil en est la fadeur, et je ne sais quel conformisme académique, avec quoi les livres de Céline font un saisissant contraste. Il faut remonter jusqu'à Rabelais pour trouver dans notre littérature une verve aussi vigoureuse, une allégresse verbale aussi délirante, je ne sais quelle noblesse dans la vulgarité la plus débridée, une telle faculté de créer des mots. Des temps de verbes, des formes de phrase : tout cela dans la verte et pure tradition plébéienne des Halles, des cafés, des champs et de la rue [...] »
Écrivain, journaliste et traducteur, François Félicien Durand dit Francis de Miomandre, avait déjà pris position en faveur de Céline après la publication de Voyage au bout de la nuit, dans un article publié dans Fantasio en janvier 1933, expliquant l'échec du livre au prix Goncourt par les préjugés ou l'hypocrisie du jury en matière de langue.

Céline. Textes & documents, n °1, p. 143
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