Lot n° 40

CÉLINE (Louis-Ferdinand) — Casse-pipe.

Estimation : 600 - 800 €
Adjudication : 1 500 €
Description
Paris, Frédéric Chambriand, 1949. . In-16, 150 [dont les 2 premières blanches]-(2 dont la dernière blanche) pp., demi-maroquin noir à coins, couvertures et dos conservés, tête dorée (H. Alix).
ÉDITION ORIGINALE, UN DES 50 EXEMPLAIRES NUMEROTES SUR VELIN B.F.K. DE RIVES, seul grand papier après 15 hors commerce sur vélin de Rives et avant 100 sur vélin de Renage.

La publication du livre fut assurée par Pierre Monnier : ce jeune journaliste et artiste, admirateur passionné de Céline, vint lui rendre visite au Danemark et joua un rôle essentiel dans son retour sur la scène littéraire. Il permit en juin 1949 la réédition de Voyage au bout de la nuit chez l'éditeur Charles Frémanger dit Jean Froissart, puis fonda sa propre maison sous le pseudonyme de Frédéric Chambriand, en s'appuyant sur l'éditeur Amiot-Dumont : il publia trois textes de Céline dont, en décembre 1949, le présent Casse-pipe (Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché, 49A2).

LE VOLET « GUERRE » DU CYCLE DE FERDINAND. En 1934, Céline avait conçu le projet d'un triptyque romanesque sur une base autobiographique, qui traiterait de ses jeunes années (Mort à crédit), de son expérience de la Première Guerre mondiale (Casse-pipe), puis de son séjour à Londres (Guignol's band). La vie militaire, Céline la connaissait bien pour s'être engagé dans la cavalerie en 1912, avoir vécu la vie pénible des cuirassiers, et pour avoir, avec le grade de maréchal des logis, combattu au début de la guerre – il fut blessé en octobre 1914 et alors réformé. Le roman que Céline consacra à cette expérience devait illustrer la détresse d'un individu plongé dans un univers clos et hostile : cette détresse fut véritablement la sienne, et imprègne déjà le journal qu'il avait tenu à chaud en 1913, son « Carnet du cuirassier Destouches », lequel contient en germe presque toute la première séquence du roman. La transposition littéraire devait également rendre compte de l'épreuve du combat comme frénésie grotesque et tragique. Si « le roman célinien est toujours dans son fonds la reprise d'une expérience du passé transposée selon les voies de l'imaginaire » (Henri Godard, dans Céline, Romans, vol. III, p. 879), en revanche, avec Casse-pipe, Céline ne fut jamais aussi près d'une invention purement romanesque, faisant preuve de la plus grande liberté d'interprétation des faits. « Avec son idée d'escouade isolée du reste du régiment, qui commence par briser tous les interdits et se venger d'années de sujétion, puis se précipite, sous-officier en tête, au casse-pipe, Céline tenait de quoi donner le meilleur de sa puissance d'innovation et d'écriture, dans deux registres : d'abord celui de la pagaïe et de l'orgie, ensuite celui d'une charge à tombeau ouvert » (ibid., p. 864).

UN ROMAN ANTIMILITARISTE MARQUANT UN RENOUVELLEMENT COMPLET DU GENRE. Casse-pipe s'inscrit dans la tradition des fictions antimilitaristes des années 1880-1890, illustrée par Georges Courteline ou Lucien Descaves, mais à un niveau où l'auteur est engagé tout entier, dans son identité et ses fantasmes : le narrateur ne se dissocie pas du monde qu'il décrit, ni par son discours, ni par sa langue, ni par son expérience. « La révolution copernicienne que réalise Céline consiste à refuser toute position de supériorité, fût-ce seulement celle de la langue d'un homme de culture par rapport aux langages qu'il rapporte, et à montrer l'univers qu'il décrit du strict point de vue de quelqu'un qui le découvre, en réalité qui le subit, au plus bas degré de l'échelle [...]. Insérée dans la double logique d'une poétique et d'un imaginaire personnels, la matière traditionnelle de la satire militaire a donné lieu à un roman aussi ""célinien"" qu'aucun de ceux qui composent cette œuvre » (ibid., p. 889).

UNE CONSTANTE VOLONTE COMIQUE : « il est peu, dans toute l'œuvre de Céline, de séquences d'une centaine de pages aussi continûment drôles que celles-ci » (ibid., p. 864). Le choc des argots des gradés, sous-officiers, soldats, produit un effet irrésistible combiné à un inégalable comique de l'injure, « inséparable des terreurs par rapport auxquelles il fait office d'exorcisme rétrospectif » (ibid., p. 889).

L'EXTRAORDINAIRE SEQUENCE D'OUVERTURE D'UN ROMAN PLUS VASTE. Céline conduisit une rédaction suivie en 1936 et 1937, qu'il interrompit pour écrire ses pamphlets. Ensuite le second conflit mondial éclata et l'opportunité de publier dans ce contexte renouvelé un roman antimilitariste évoquant le passé ne s'imposait plus. Ce n'est qu'après la guerre, en exil au Danemark et désireux de revenir sur la scène littéraire, que Céline, sollicité par Jean Paulhan pour sa revue, lui communiqua la première séquence de son roman antimilitariste, consacrée à l'initiation de Ferdinand au sein de son unité de cavalerie : le texte parut dans le numéro 5 des Cahiers de la Pléiade, daté de l'été 1948 mais achevé d'imprimer seulement le 30 octobre 1948. Cette séquence fut diffusée en librairie l'année suivante par Pierre Monnier, et si d'autres extraits de Casse-pipe parurent en 1958 et 1963, le manuscrit complet n'en fut retrouvé que tout récemment.
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