Lot n° 193
Sélection Bibliorare

PEREC (Georges). 35 L.A.S. (dont 6 avec dessins) et 24 L.S. (la plupart avec ajouts autographes), 1959-1968, à son ami Roger Kleman ; environ 135 pages in-4 ou in-8 (une lettre incomplète), nombreuses enveloppes.

Estimation : 30 000 / 35 000
Adjudication : Invendu
Description
Importante et intéressante correspondance sur les débuts de Georges Perec. Elle a été publiée en 2011 : 56 lettres à un ami (Le Bleu du ciel, 2011). Dans sa préface, Claude Burgelin expliquait : « Que trouvera-t-on au fil de ces lettres à l’encre aujourd’hui passée ? Les humeurs au quotidien du parachutiste Perec – vingt-trois ans, 1959 – exilé à Pau (« la quille, bordel, la quille »). Des jaillissements ou des cristallisations de pensée, en des fragments parfois déchiquetés (débuts ou fins de lettres qui manquent, allusions devenues obscures, réponses à des messages perdus). Et surtout les cheminements en zigzag autour de cette revue demeurée chantier mal échafaudé, horizon d’attente ou de rêverie, La Ligne Générale. Projet qui amena Georges Perec à faire plus que formuler ses attentes et désirs (littérature, cinéma, peinture, musique) – à les structurer dans une vision du monde qu’on voit ici s’ébaucher ou s’architecturer ». Trois lettres autographes inédites s’ajoutent ici aux 56 lettres publiées (1 bis, 13 avril [1959] ; 3 bis, 26 juin [1959] ; et 14 bis, 13 août [1959]). La correspondance commence le 31 mars 1959, Perec a 23 ans et effectue son service militaire au 18e régiment de parachutistes à Pau. Elle prend fin en 1968 ou 1969, après son retour à la vie civile et son mariage avec Paulette, leur vie en Tunisie, et le retour à Paris. Durant son service militaire, Perec manifeste un profond ennui et passe beaucoup de temps à lire, parfois jusqu’à l’écœurement (il évoque entre autres les poésies d’Emily Dickinson, Le Joueur, Mrs Dalloway de Virginia Woolf, Fahrenheit 451 de Bradbury, L’Odyssée, Faust…). Durant ses permissions il rend visite à Henri Lefebvre à Navarrenx, à Paul Bénichou à Orthez, et visite quelques villes italiennes. Le jeune Perec rêve, après « la quille », de se consacrer pleinement à l’écriture, 13 avril 1959 : « Cela signifie bien sûr que la revue marche. Donc que nous acceptons tous de nous y lancer à fond, pour l’imposer – en sachant que nous parions sur la bonne volonté des lecteurs et (ah ah) sur notre talent »… Il développe parfois déjà le fantasme de ne jamais revenir à Paris, une « envie de rompre avec beaucoup de choses » (16 juin 1959). Il écrit beaucoup, notamment des lettres, à Roger, parfois sous la forme de pensées notées sur le vif, sans suite de l’une à l’autre. Mais la plupart concernent leur projet de revue, La Ligne Générale, qui ne verra jamais le jour. Certaines lettres, très rédigées, contiennent des fragments de travaux pour la revue. Beaucoup d’autres sont jetées dans sur le papier dans un style haché, et ne sont parfois que des bribes de phrases qui se suivent. Le ton est souvent familier, volontiers blagueur. Perec donne des consignes pour l’avancée de la revue collective, élabore des plans pour l’organisation du travail, incite Roger à organiser des réunions de groupe, et peste face aux difficultés qu’il rencontre à mobiliser les auteurs. Il cite des personnalités susceptibles d’y contribuer et exhorte Roger à les relancer régulièrement, déplorant le manque de retours : « Ne perdons pas de vue notre tâche essentielle. Engueule les ceusses qui foutent rien ou n’écrivent pas » (début juillet 1959) ; puis le 18 : « Tout de même légèrement inquiet pour la revue. Aimerais – trouverais presque normal – de recevoir chaque jour une lettre de l’un d’entre vous posant des problèmes, y répondant, avançant les recherches entreprises, etc » ; et encore le 17 septembre : « Ou les gars écrivent ou la revue n’a aucun sens ». Parallèlement, il évoque l’avancée de ses travaux personnels, notamment Le Condottière, « un livre au point, cad qu’il me permet de rompre avec toute une tradition de l’analyse, de la dépasser. C’est ce qui me fait peur – et c’est ce qui explique que je ne suis pas pressé d’y travailler » (juin 1959). Il est également question de nouveaux projets d’écriture, tel Toplicin Venac, dont il envoie un synopsis en septembre 1959. Une interruption des courriers entre 1961 et 1963 correspond manifestement à une brouille entre les deux hommes, puisque dans une lettre du 15 février 1963, Perec exprime à Roger le besoin de renouer leur amitié. Six lettres sont ornées de dessins : le 31 mars 1959, « dessin ésotérique dont tu auras très vite l’explication » ; le 18 juillet, schéma commenté de « l’organisation quadrangulaire » du tableau de Ghirlandajo du Louvre (Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon), se rattachant au projet du Condottière : « ésotérisme ? penser à cet arbre qui jaillit et à ce roc glacé (mauvais symbolisme alors) il a fallu que je regarde cette reproduction 4 mois avant de découvrir ce qui est évident ! Toujours Ghirlandajo. tt de même, ces correspondances m’étonnent et je me mets à en voir partout / l’hermine et la chevelure et la route en lacets / le nez et les collines / la tunique et le chapeau / ce qui m’étonne le + en fin de compte c’est que le vieillard ne regarde pas l’enfant. Ni l’un ni l’autre ne sourient »... ; le 27 juillet (sur 2 pages), dessins de quilles, et Perec coiffé d’un casque conduisant une locomotive-char ; le 5 août, notes de musique, et une « nature morte aux 3 mitres » dans son cadre ; le 8 août, amusant autoportrait coiffé d’un béret de parachutiste, entre deux mains ouvertes. Nous ne citerons ici que deux lettres (17), bien caractéristiques de cette correspondance. Pau 25 août 1959. « Suis dans un café. Je crois que j’ai atteint aujourd’hui le fond de mon désespoir […] Ça va durer tte la nuit sans doute et se résorber. D’un seul coup des tas de cicatrices se sont rouvertes. Je commence à m’apitoyer sur mon sort. Je compte les points et me regarde écrire. Il faut que ces phrases sortent parce qu’elles sont pourries. […] Je suis fauché, je n’ai pas dîné, les gens sont cons et l’avenir militaire immédiat est noir : si j’échappe à huit jours de taule avant vendredi (et en plus corvées, gardes, crapahut, etc...) j’aurai vraiment de la chance. Je ne veux pas rentrer au camp. Je fais durer mon coca-cola […] En bas, tt en bas – des choses remuent, explosent un petit pronunciamento dans ma caboche – des réactions paniques vis à vis du saut. la schyzophrénie galopante. […] je crève, je mesure l’ampleur tenace de ma solitude. l’absence d’une poignée de main fraternelle, d’un sourire. j’ai envie de baiser. j’ai envie de vivre de bâfrer de travailler d’avancer d’être sûr. Une bande de cons. de haut en bas. en large en travers. tu ne peux pas savoir ce que c’est. Songes à un monde qui ne serait que Mythologies de Barthes ! du matin au soir et du soir au matin, seul avec mes livres, mes reproductions, vos lettres et mes phantasmes. Il n’est pas de jour où je n’échafaude ma fuite – un accident, une mystification – mon corps est plus sage que mon esprit. Il reste dans son coin »... Etc. [1959, n° 37] « La perte d’un moyen d’expression équivaut chez certains à une sclérose intellectuelle totale. La faculté d’oubli est aussi importante que la faculté d’assimiler plus difficile. Nous ne devons pas nous laisser aller aux facilités de la belle âme. C’est le plus grand danger qui nous menace que de croire que nous pourrons nous justifier en nous retirant dans une tour d’ivoire et en évitant l’action dans un groupe qui rejette ce qu’il y a de meilleur et de plus vivant en nous. Il faut y rester, surtout il faut essayer d’y militer. Il faut trouver la force d’attendre qu’on nous donne raison et que la France sorte de l’eau distillée. Travaillons donc à bien penser, non pour nous donner raison (car avoir raison est en l’occurrence parfaitement inutile) mais pour ne pas être sclérosés quand nous pourrons nous faire entendre, pour ne pas être aigris. Toute littérature est bête et inutile, à quoi mènent les idées puisque ceux qui en sont les plus hauts représentants ne sont même pas aptes à les connaître à les discuter à les élargir. S’aigrir après avoir voulu lutter est quasi normal. Mais ce qui l’est encore plus c’est de se retirer de toute lutte politique. Attendre pour mieux sauter est une forme d’opportunisme. Pour malgré tout, être capable de ne pas céder à la tentation de l’absurde; il faut travailler seul. Ou ne pas travailler moi je m’en fous. Je me retire dans une merde style Deux Magots les vrais intellectuels de gauche c’est nous. Plus communiste que le parti communiste français cela s’appelle un exploit. Surtout pour des petits bourgeois. Refuser ou se révolter. Qui ne choisirait la révolte. […] Au fond le rôle de l’écrivain est de rattraper le retard que les gens de la rue prennent sur leurs possibilités de bonheur, et d’exprimer dans le roman et le poème ce qu’ils éprouvent tous les jours et ce qu’ils se justifient d’éprouver alors que les gens de la rue ne sont pas eux des gens normaux les poètes et les romanciers sont eux des gens normaux et si les gens de la rue éprouvaient eux ce qu’ils devraient éprouver les poètes et les romanciers ne seraient pas obligés de faire ce pourquoi ils ne sont peut-être pas faits : c’est d’ailleurs pourquoi ii existe une couche sociale pas particulièrement douée mais bien dressée qu’on appelle intellectuels et qui font ce que les autres ne pourraient pas faire ».
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