Lot n° 24
Sélection Bibliorare

JAURES Jean (1859-1914). MANUSCRIT autographe signé, L’Anarchisme, [décembre 1893] ;

Estimation : 5000 / 6000
Adjudication : 11 000 €
Description
22 pages in-4 découpées pour l'impression et recollées au papier gommé, montées sur onglets ; relié demi-maroquin bordeaux à coins (Noulhac). IMPORTANT ARTICLE DISTINGUANT LE SOCIALISME DE L'ANARCHISME RETROGRADE, APRES L'ATTENTAT A LA BOMBE D'AUGUSTE VAILLANT A LA CHAMBRE DES DEPUTES (9 décembre 1893). Ce texte capital parut dans La Petite République du 21 décembre 1893 [édition Bonnafous des &uvres, Rieder, 1931-1939, t. III, Études socialistes, I, 1888-1897, p. 245-250]. Le manuscrit, parfaitement lisible, écrit à l'encre noire en partie au dos de feuillets de la Chambre des Députés, présente quelques ratures et corrections. “Je voudrais oublier un moment les basses habiletés des partis qui essaient d'exploiter contre le socialisme l'attentat du Palais-Bourbon ; et essayer de définir exactement l'anarchisme. Comprendre est notre premier devoir : c'est aussi, pour les hommes, le vrai moyen de salut. Sur une doctrine, et un parti qui va ou que l'on dit aller de Bakounine et d'Élysée Reclus à Ravachol il est malaisé de porter un jugement d'ensemble. L'anarchisme procède d'un principe un mais les manifestations en sont multiples et souvent contradictoires. Le principe, c'est que l'individu humain, comme tel, a seul une valeur absolue. L'individualité humaine est à elle-même son but, sa règle, sa loi. Toute loi extérieure à l'individu est tyrannique, déprimante, mauvaise. De là, comme conséquence sociale, le droit de l'individu humain à la pleine liberté, à la vie complète et expansive, à la satisfaction intégrale de tous les besoins, y compris les besoins individuels souvent taxés de caprices par la moralité abstraite, qui substitue une humanité de convention à la réalité infiniment diverse des individus”. Mais d'emblée une difficulté surgit : chacun doit-il réclamer la liberté absolue du développement pour lui-même, ou pour tous ? Jaurès rejette la première option comme “l'affirmation du plus monstrueux égoïsme [...], c'est-à-dire l'anarchie bourgeoise”, repoussée par les hauts théoriciens de l'anarchisme comme BAKOUNINE et KROPOTKINE ; cependant il relève que la seconde est impossible dans une société d'intérêts antagonistes. Donc, dans la pensée anarchiste, il faut une révolution sociale, une société nouvelle où tous les intérêts seraient solidaires, où nul ne dépendrait d'un autre dans son travail : collectivisme préconisé par l'auteur de La Conquête du pain. Mais cela ne suffit pas, selon les théoriciens anarchistes, pour qui le travail doit cesser d'être une nécessité pour devenir une liberté. Il s'agirait alors d'un communisme de production surabondante par le travail volontaire, communisme qui du coup abolirait la lutte entre les hommes, un Paradis de richesse et de liberté créé par les hommes : “le caractère utopique est ici évident”. Est “realisable”, en revanche, l'appropriation collective des moyens de production revendiquée par les socialistes... Mais le fond du dissentiment entre socialistes et théoriciens anarchistes, c'est leur reniement des idées d'organisation et d'évolution, c'est la licence donnée à toutes les libertés, c'est l'oubli de la nécessité d'assainir le milieu social. Ils “déchatnent, en dehors de toute organisation, des volontés qui peuvent résumer d'avance toutes les noblesses de l'avenir, mais qui peuvent contenir aussi toutes les bassesses et tous les cabotinages du présent, ou toutes les férocités du passé”, et ils oublient que l'appropriation collective des moyens de production n'est possible qu'à un moment de l'histoire et de l'évolution économique. Pour cela, il faut un mouvement universel qui, pour Jaurès, viendra sans attenter à la vie humaine : “La société actuelle n'est pas une sorte d'incarnation diabolique du mal absolu que l'on peut combattre par les procédés les plus sauvages de destruction : elle est une forme transitoire qui contient en même temps des vices organiques mortels, les éléments d'une forme sociale nouvelle. C'est donc à dégager, à organiser, à fortifier ces éléments que doit s'appliquer l'action humaine. L'organisation capitaliste en se développant travaille à sa propre ruine, car elle prépare l'union des prolétaires souffrants et spoliés. Elle contient donc déjà les forces d'avenir qui la remplaceront, et pour la détruire il faut non pas se rejeter vers le passé, pratiquer de nouveau, par un instinct rétrograde, le mépris de la vie humaine, mais au contraire organiser la solidarité grandissante des travailleurs qui aboutira à la plus noble et la plus humaine des révolutions. Et quand nous, socialistes, nous réprouvons les attentats, quand nous condamnons le moi humain s'affirmant par le crime nous ne faisons pas, comme nous en accusent les plus perfides adversaires je ne sais quelle lâche concession à la conscience commune : nous sommes simplement fidèles jusqu'au bout, à la logique de notre idée, à la logique de notre conscience”.
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